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emportée par surprise, sans qu’il en soit prévenu ; le lendemain, c’est bien pis : c’est une ville belge qui arbore les couleurs françaises, envoie une troupe armée provoquer le roi Guillaume, fait appel à notre appui, et voilà la guerre. Tout est à prévoir et tout à craindre. Ces peintures effrayantes étaient envoyées en double : à Talleyrand, à Londres, et à Sébastiani, à Paris ; l’ambassadeur, comme on va le voir, ne s’en émouvait guère, mais il n’en était pas de même du ministre, qui en perdait réellement l’esprit.

« Il faut, écrivait-il, tout éperdu, à Talleyrand, donner à M. Bresson l’injonction de laisser faire ces Belges, puisqu’il faut désespérer de les diriger. Après avoir déclaré qu’on n’accorderait pas le Duc de Nemours, et que nous ne reconnaîtrions pas le duc de Leuchtenberg, si les Belges choisissent l’un ou l’autre, il n’est plus possible de se mêler de leurs affaires… Si le Duc de Nemours est nommé, les partisans de l’annexion, retrouvant une partie de leur avantage, nous serons accusés de pusillanimité, de sacrifier les intérêts de la France à la crainte d’une guerre, et peut-être d’une guerre incertaine, si nous n’acceptons pas la couronne. Si nous l’acceptons, qu’adviendra-t-il ? Vous le savez peut-être mieux que moi. Il faut avouer que le ministère anglais nous jette dans d’étranges embarras… Il y a dans tout ce qu’il fait un désir si constant de contrarier les vues de la France, même les plus désintéressées ; les vieilles préventions dominent encore à tel point sa politique que, je ne dirai pas sa haine, mais son aveuglement frappe et aigrit tous les esprits. Et encore il nous accuse d’intrigues et d’allées et venues à Bruxelles ! Etranges intrigues que celles que nous faisons pour éviter l’élection du Duc de Nemours… C’est nous qu’on accuse d’intrigues, lorsque lord Ponsonby s’agite en faveur du prince d’Orange et nous expose à avoir la guerre civile à nos portes. Croit-on obtenir de nous une docilité qui ne serait que l’oubli de notre dignité et de nos intérêts ? C’en est trop, il est temps de montrer que nous ne subissons d’accusation d’aucun genre. Je ne dicte pas cette dépêche sans éprouver un sentiment pénible. Toutefois j’en triompherai et je poursuivrai la voie qui conduit à la paix. Réussirons-nous, mon prince, à l’assurer à la France et à l’Europe ? Faites sentir aux Anglais que ce n’est pas le moyen de l’affermir que de donner à la France des motifs légitimes de mécontentement[1]. »

  1. Sébastiani à Talleyrand, 29 janvier 1831.