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une tige de bambou et l’insuffla avec force dans les oreilles et dans les narines de sa cliente ; celle-ci, naturellement, fit une horrible grimace. Prenant ensuite dans sa sacoche un morceau de peau de léopard, il en frotta le corps de la femme ; puis, se relevant d’un grand geste, il proféra par trois fois des mots bizarres auxquels l’assistance répondit en levant les bras en l’air comme pour exorciser le mauvais esprit. L’opérateur l’appela par son nom terrible, soufflant sur la femme, sur l’assistance, sur le toit de la case, l’adjurant de s’en aller là-bas bien loin au fond du Mayumbé. Pour l’indigène, le Mayumbé, c’est la grande forêt si profonde qu’on n’en atteint jamais les frontières.

Dans le cadre sauvage où elle se passait, sur l’éperon d’une haute montagne qui dominait à perte de vue l’étendue de la forêt, avec notre caravane accroupie en cercle, nos soldats sous les armes rappelant que ce pays, s’il est soumis, n’est pas encore assimilé, cette scène était captivante et d’ailleurs inoffensive. Il n’en est pas toujours ainsi avec les féticheurs, gens suspects qu’il faut surveiller de très près. Ils jouissent encore d’un grand pouvoir et appartiennent à une caste qui a ses écoles et ses traditions. Leur langage, très difficile à comprendre, est fétiche ou sacré, et ne peut être divulgué aux profanes, surtout pas aux blancs. Un crédit énorme sur l’esprit des populations leur attribue la prérogative d’indiquer l’être responsable d’un malheur qui survient. Car nulle catastrophe, nulle mort de chef ne peut résulter de causes naturelles : quelqu’un a soufflé le mauvais sort et le féticheur est chargé d’en désigner le bouc émissaire. On comprend le rôle que doit jouer ici la corruption ; les gens riches tentent par des cadeaux d’écarter de leur tête une pareille charge. Elle est terrible, et celui qui en devient l’objet, se sentant perdu, demande alors ce qu’on appelle « la casque. » Pour prouver qu’il y a erreur, il se soumet à une espèce de « jugement de Dieu. » Il avalera un poison, par exemple, ou se laissera insuffler dans l’œil quelque matière corrosive. Si par miracle, ou plutôt par complicité vénale du féticheur, il sort indemne de l’épreuve, c’est qu’il y a maldonne et il faudra faire tomber la responsabilité sur un autre. L’Etat poursuit ces manœuvres criminelles avec une extrême rigueur : c’est la peine de mort pour ceux qui ont donné la casque, mais il est fort difficile d’établir les responsabilités, les indigènes s’entendant entre eux pour ne pas dénoncer les féticheurs. Nous avons un jour, sur notre route, rencontré