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commandant, est bien supérieur à celui des blancs, car chez eux le travail ne dépasse jamais la « normale. » N’ayant pas de besoins, ne souffrant ni du froid ni du chaud, ni de la faim ni de la soif, ils vivent heureux ; les esclaves eux-mêmes, qui sont ici d’institution familiale, se voient traités de telle façon qu’ils ne peuvent regretter leur liberté. Quelle différence y a-t-il d’ailleurs entre eux et leurs maîtres ? leurs satisfactions et leurs plaisirs sont les mêmes ; ils travaillent, il est vrai, mais si peu ! Et voilà qu’on me fait l’éloge des noirs en vantant leurs sentimens charitables, car ils sont toujours prêts à partager avec les leurs, c’est-à-dire ceux du même village. Mais, quand il s’agit d’un étranger, qu’il soit blanc ou noir, on ne lui doit rien et sa vie n’a aucune valeur. Certes, beaucoup de tribus sont encore anthropophages, me dit un agent qui faillit passer entre leurs redoutables mâchoires, mais, s’ils mangent quelqu’un, c’est pour lui faire honneur : on ne mange que les bons combattans, ceux dont on espère s’assimiler les vertus guerrières. Cette atroce coutume fait incontestablement encore bien des victimes parmi les nègres, mais il faut avouer que, somme toute, les blancs ont été très peu mangés : à peine une douzaine depuis vingt-cinq ans, disent les gens documentés. Faites en tous cas une large part, conclut-on, aux exagérations dont les voyageurs qui reviennent du Congo aiment à pimenter leurs récits en Europe !

Je passai quelques jours dans la « capitale » pour visiter les différens services administratifs. Guidé par le Gouverneur général, j’avais ainsi la bonne fortune de retrouver, au travers de son esprit large et éclairé, comme un reflet des vues du souverain. Fonder un État modèle, tel est le noble but que le roi, dans une lettre récente, donnait à ses agens du Congo et j’ai pu, quant à moi, constater que cette volonté est en bonne voie de se faire obéir. Nous commençons à parcourir la ville. Une de nos premières visites s’adresse à un voisin, le curé de Boma. Son église tout en fer ne dépasse guère les proportions d’une chapelle de village. Le curé appartient aux Pères de Scheut, congrégation spécialement destinée en Belgique à former des missionnaires pour la Chine et le Congo. Ces braves prêtres, avec leur chapeau de feutre aux larges bords et leur soutane gris clair, n’ont rien de l’aspect endeuillé de notre clergé d’Europe : leur tâche est aussi très différente. À Boma, centre civilisé, ils assouplissent les noirs déjà dégrossis en les catéchisant, et j’assiste à la leçon où, groupés