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LE P. GRATRY.

âmes, sachez donc que pendant ce temps nous étions tout à vous, à vous, ou nommés par vos noms, ou idéalement entrevus et rêvés, et nous vous écrivions, en toute cordiale et intellectuelle tendresse, les choses qui suivent. » Dix ans après, sa charité s’était encore étendue. Ce n’est plus à des âmes en quelque sorte particulières qu’il s’adressait, mais à l’âme unique et totale de l’humanité. Quand il écrivit, en 1868, quatre ans avant sa mort, son dernier grand ouvrage : la Morale et la Loi de l’Histoire, le P. Gratry était devenu l’un de ces ouvriers dont parle le prophète, « qui travaillent sur les nations. »

La vérité qui fait le fond et la substance de l’ouvrage, vérité non point inventée ou découverte, mais transmise, mais rappelée avec un éclat jusqu’ici peut-être sans pareil, c’est « qu’il n’y a qu’une morale, une justice éternelle, immuable, une et la même toujours, en toute affaire humaine, d’homme à homme, de peuple à peuple, de gouvernant à gouverné. Il n’y a pas une morale individuelle et une morale sociale, une morale politique et une morale internationale. Il y a la morale absolue, loi universelle de l’histoire, loi nécessaire de tous les faits humains, qui détruit ce qui lui résiste et vivifie ce qui lui obéit[1]. » Et cette loi, qui n’est pas négative et d’abstention, mais d’action et positive, est contenue tout entière dans le précepte évangélique : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux. » À cette loi, que nous sommes libres d’accomplir ou de violer, d’autres lois préexistent, nécessaires celles-là, formant ce que le P. Gratry a nommé « la divine préparation de justice dans le monde. » Lois domestiques, nationales, économiques, sociales, toutes admirables et bienfaisantes. « En toute chose. Dieu commence. Il prévient non seulement chacun des hommes en particulier, mais l’humanité tout entière. Nous sommes plus près de tous les biens que nous n’osons le soupçonner. Nous ne sommes séparés du ciel et de la terre promise que par un obstacle moins fort que notre liberté. » Pour préparer l’union totale qu’il dépend de nous de consommer un jour. Dieu nous a donné des commencemens ou des degrés d’union. Il a fondé la famille par le « partage merveilleux du genre humain en deux moitiés, qui s’aiment inévitablement, qui s’aiment d’un amour à la fois libre et nécessaire, à la fois physique, moral et intellectuel. » Et puis, grou-

  1. La Morale et la Loi de l’Histoire.