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LE P. GRATRY.

heur, de vie intime et fraternelle, d’amitié sainte, de véritable fécondité d’esprit et d’âme. Là se formèrent, sous une austère et douce inspiration et sous un humble et saint exemple, de véritables cœurs sacerdotaux, bons et patiens, humbles, aimans et courageux… Là enfin s’écoulait un âge d’or… Ces serviteurs de la lumière, à laquelle ils étaient consacrés tout entiers, opéraient la philosophie en esprit et en vérité[1]. »

Au bout de huit années, le P. Gratry dut renoncer à la vie de communauté. Il se retira pour travailler, plus seul et plus libre encore, à sa tâche. Cette tâche, a très bien dit le cardinal Perraud, c’était « la pacification du monde par la justice et par la vérité. » Le P. Gratry se l’était imposée dès sa jeunesse, et, jeune encore, il la proposait à de plus jeunes que lui. « Mes petits enfans, disait-il ingénument à ses collégiens de Stanislas, il s’agit de sauver le monde. » Et, pour lui du moins, c’est de cela seul, mais de tout cela, qu’il s’est agi toujours. Si, dans un chapitre des Sources, il recommande à ses disciples de rompre avec le siècle (ce qui d’ailleurs ne veut point dire : leur siècle), il leur enjoint au contraire de demeurer en communication, en communion avec l’humanité. Le P. Gratry se plaisait à citer les paroles de saint Chrysostome : « Vous n’avez pas seulement à vous occuper de votre propre salut, mais vous avez à rendre compte du monde entier. » Près de sa table de travail, il avait toujours, comme un symbole ou un programme, le globe terrestre surmonté de la croix.

On peut dire du P. Gratry qu’il n’a fait que traverser le vrai pour arriver au bien. Personne plus que ce penseur profond n’a compris la vanité de la pensée solitaire, de l’intelligence qui ne s’élève pas à l’acte et à l’acte bienfaisant. « Toute la science possible est vide et froide. Quoi de plus partiel et borné que le monde de la réflexion ? Plus j’y entre, plus je vais m’éloignant de la plénitude de la vie… Eussiez-vous toute la vérité, — et l’on n’en a jamais qu’une partie, — ce n’est pas tout ; car la vérité seule sans la charité n’est pas Dieu, mais une image et une idole[2]. » Connaissance de Dieu, Connaissance de l’Âme : ces titres sont incomplets, ces livres ne sont pas seulement de science, mais d’amour ; belles en sont les pages où l’on connaît, mais les pages où l’on aime en sont plus admirables encore. Relisez, dans la Connaissance

  1. Henry Perreyve.
  2. Connaissance de l’Âme.