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cinet, de Gambetta, de De Serres et de Bourbaki. Il ne sortait pas de ce labeur humble, mais essentiel, où il voyait palpiter, avec la pensée de ces maîtres de tant d’existences humaines, l’âme même de la guerre. Il lui semblait être comme lié à la fragile existence de ces fils mobiles qu’il fallait, au péril des uhlans, jeter d’un poste à l’autre, sur des poteaux volans, dérouler dans la neige, accrocher aux haies, suspendre aux branches, et qui, reliés aux réseaux fixes, épargnés encore par l’invasion, vibraient sans cesse d’idées en marche. À peine si, de temps à autre, malgré son esprit de famille, son caractère posé et réfléchi, il trouvait une seconde pour songer aux siens, à Charmont, où il croyait toujours Henri, à Eugène, que par une dépêche de Chanzy, transcrite l’avant-veille, il supposait avec la deuxième armée contenue au Mans par Frédéric-Charles, réduite, contre le désir de Bourbaki souhaitant à son tour une diversion, à retenir seulement le Prince Rouge. Rien ne l’intéressait que ce qui s’agitait autour de lui, cette colossale mise en mouvement de l’armée vers Belfort. Il se demandait avec insistance ce que faisaient en retour Werder et son XIVe corps, cet ennemi qu’on avait d’abord voulu aller affronter à Vesoul, et qu’aujourd’hui, après avoir obliqué vers l’Est pour se rapprocher de Belfort, on retrouvait devant soi ?

Oublieux du froid, les pieds dans la neige, Louis et son compagnon surplombaient l’horizon où un pâle soleil illuminait les villages, les sombres taches des bois épars dans la vallée, Villersexel et son coteau, et, par delà le cours gelé de l’Ognon, Moimay, Marat, d’où montaient, dans un roulement de tonnerre, des fumées blanches de canonnades. Plus loin encore, grâce à la lunette de Guyonet, ils distinguaient le cheminement des colonnes badoises, de la lourde landwehr. Tout convergeait sur les trois points de Marat, de Moimay et de Villersexel, vers lesquels se portaient enfin, débouchant par toutes les routes, sur le vaste front des hauteurs, les premiers régimens du 18e et du 20e corps, tandis qu’à l’extrême droite presque invisible, le 24e corps commençait à poindre. Devant cette mêlée confuse, engagée, semblait-il, au hasard, Louis, malgré les dissertations de Guyonet toujours stratège et qui expliquait la bataille à sa manière, ne voyait que masses mouvantes dans la fumée, un assourdissant tumulte déchiré d’éclairs. Mais, à la fureur et à la ténacité de l’attaque et de la défense, il éprouvait une incertitude pleine d’espoir, le sentiment réconfortant que ces troupes qu’il avait vues se