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précations, les fusils en joue, les trois libérés descendaient l’escalier dans ce tourbillon. Martial, saisissant l’occasion, voulut s’échapper avec eux. Il ne put franchir dix marches ; furieux, les Tibaldiens le repoussaient, l’un d’eux l’avait empoigné au collet : — De quel bataillon es-tu ? Pour qui ? — Lâchez-le ! c’est un frère, commanda une voix connue. — Martial stupéfait hésita à prendre la main que Thérould lui tendait. Le peintre, tout débraillé, les yeux brillans, le teint rouge, sentait l’eau-de-vie. Il déclara, plein d’attendrissement et de mansuétude :

— Ah ! ma vieille, quel beau jour ! Tu n’en reviens pas, hein ? — Il s’appuyait sur lui, comme heureux de fortifier son équilibre. Et plus bas : — Parfaitement. Il n’y a qu’à faire la grosse voix, ils obéissent. On me prend pour un membre de la Commune ! Ce sont de bons diables, nous avons trinqué. Et, montrant une porte près d’eux, il ajouta : — J’ai fait de la besogne depuis que je t’ai quitté. Tiens, voilà le salon de Blanqui. J’ai copié plus de vingt listes.

La porte s’ouvrit, démasquant la profondeur d’un salon rouge, et, dans la lumière des lampes, des dos courbés sur une table, d’autres personnages se démenant. Ils entendirent : — Eh bien ! tu seras préfet de Metz ! — Ah ! mais non, je n’en veux pas. Bordeaux, soit ! — Toi, Lechurel, à Nîmes… Bacu, directeur des Postes ? — Qui a la Préfecture de police ? — On la supprime. — C’est idiot ! Est-ce qu’on gouverne sans police ? Donnez-moi la Police ! Dégoûté, Martial se détourna : la curée !

Plus loin, des marchands, des femmes qui portaient des brocs de vin, des paniers avec des saucissons, des cigares, allaient de groupe en groupe. On vint chercher à manger pour les prisonniers. Il vit emporter une tranche de cheval dans un morceau de pain, destiné à Jules Favre. Des affamés en sueur mâchaient, buvaient ; beaucoup, de fatigue ou d’ivresse, gisaient par terre. D’autres, congestionnés, leur fusil entre les jambes, assis le dos au mur, ronflaient. On respirait un air lourd et surchauffé ; une buée couvrait les vitres, les panneaux et les glaces. Une horrible odeur de chair malpropre, de drap et de cuir mouillé écœurait Martial. La tête lui tourna. Sa tristesse croissait avec sa lassitude.

À partir de ce moment, tout se résuma pour lui en une suite incohérente de tableaux, avec cette précision coupée de lacunes, cette sensation de l’absurde qu’on trouve si naturelle en rêve.