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aux nerfs : l’orgueil d’assister à un spectacle de l’histoire, et aussi une sympathie pour ces hommes silencieux, dépositaires du pouvoir, dignes sous l’avalanche des griefs et de l’insulte.

Maintenant, un inconnu au visage jaune occupait la table, devenue tréteau public. — Lefrançais ! Un lapin ! dit à son côté un homme barbu, je le connais bien, je suis boucher à la Villette ! — Plus haut ! lança le vieillard qui paraissait plongé dans le ravissement. On n’entend rien… C’est cela ! Bravo, la déchéance ! Vive le Comité ! Donnez les noms !… Lefrançais parut déconcerté. Sans doute la liste n’était pas préparée. Mais, aux cris de : Vive Flourens ! À bas Trochu ! un nouvel orateur s’emparait de la table. Gustave Flourens, — c’était lui, — marchait de long en large, le verbe haut, l’air arrogant ; il agitait ses manches lisérées de galons, faisait voler les encriers et les écritoires sous le martèlement de ses bottes éperonnées. Millière se joignait à lui ; figure de quaker, les yeux tendus sous des lunettes, les mains fiévreuses ; impossible d’obtenir un moment de silence. À peine saisissait-on par bribes : — … Prisonniers…, otages… Toutes les voix protestaient : — Il faut les fusiller ! Qu’on en finisse ! Et par-dessus tout, couvrant le bruit, revenait dans un mugissement la clameur souveraine : Vive la Commune ! Du temps passa ; la nuit était proche. Flourens, maître de la table, lisait des décrets, sommait, toujours en vain, les membres du gouvernement impassibles à leur place, bras croisés sur la poitrine, de donner leur démission. Il arpentait le tréteau comme un fou, repoussant un vieux capitaine qui à chaque instant lui tendait un brevet, répétait d’une voix aiguë : — Nommez-moi donc ministre de la Guerre, je réponds du succès ! — Une diversion se fit. Martial brusquement perdit pied. Autour de lui, on s’écartait, on criait : Gare ! Dans un ah ! ah ! de satisfaction, des garçons de bureau apportaient les lampes Garcel. D’un pas assuré, d’un air tranquille, automates de l’habitude, ils accomplissaient à l’heure précise leur besogne accoutumée ; un gouvernement s’effondrait, Paris changeait de maîtres, mais eux continuaient leur service, projetant sur le grouillement des corps le cercle paisible de la lumière jaune.

Dans le sillage, Martial, sous l’impulsion de ses voisins, avança. Cinq ou six rangs pressés le séparèrent des membres du gouvernement et de la table ; il suffoquait, tant la chaleur, l’écrasement étaient forts. Devant lui, en l’air, rien, que le buste agité de Flourens, le singulier raccourci de ce visage hagard que les