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gouvernement de la Défense nationale un loyal concours. Mais non, au risque de la guerre civile après la guerre étrangère, chaque parti n’a que des visées égoïstes, et en face du drapeau tricolore qui pouvait nous offrir à tous un abri suret une force irrésistible, on a élevé à la fois, — crime égal ! — le drapeau blanc et le drapeau rouge. De ce dernier les partisans sont rares, et par cela même peu dangereux, mais les réactionnaires se sont plu à en grossir le nombre, et pour déshonorer en eux et par eux la république qui peut seule nous sauver, on a exagéré à plaisir et de parti pris quelques excès bien coupables sans doute, mais faciles à réprimer, et sur lesquels le patriotisme faisait un devoir de jeter un voile. Cet étalage de nos plaies devant l’envahisseur qui a intérêt à persuader l’Europe que la France est en pleine anarchie, cette organisation savante du dénigrement et de la calomnie excitent en moi une indignation profonde contre ces journaux qui se prétendent religieux et auxquels manque la première vertu chrétienne…

Pardonnez-moi cette trop longue diatribe, je ne fais pas de théorie pure, et mes vieilles opinions républicaines n’ont pas seules entraîné ma plume sur ce terrain. Je manquerais à cette franchise qui fait le fond de notre caractère si, moi qui professe pour vous un véritable culte, je ne vous exprimais, je ne dirai pas le regret, mais la crainte de voir votre Muse si pure et si patriotique donner son appui à ces hommes des anciens partis qui prétendent au privilège exclusif de représenter les honnêtes gens et qui, par leurs intrigues déshonnêtes, n’ont réussi jusqu’à présent qu’à livrer la France à Bonaparte. Vingt années de ce régime ne leur suffisent donc pas, ou sont-ils assez aveuglés par leurs petites rancunes pour ne pas comprendre que leurs nouvelles intrigues les mènent malgré eux à la régence ? Ah ! je vous en conjure, ne contribuez pas, même d’une manière indirecte, à cet ignoble résultat d’une lutte gigantesque. Vous n’avez voulu flétrir que les jacobins de Lyon, et l’on se sert de vos vers pour flétrir tous les républicains. On recommence 1848. Lamartine n’a servi qu’à démolir Ledru-Rollin ; Cavaignac, Lamartine : puis, comme les juifs préférant Barrabas à Jésus, à Louis Bonaparte on a sacrifié Cavaignac. Dieu a dignement récompensé cette habile politique des honnêtes gens. O vous qui avez si glorieusement vengé Lamartine, ne mêlez pas votre voix à celles qui n’opposent maintenant Trochu à Gambetta qu’avec la volonté et l’espoir de renverser Trochu lui-même, s’il persiste à confondre le destin de la France avec la république[1].


J’ai publié cette lettre in extenso pour montrer au lecteur quelle âme ardente et quelle foi patriotique animaient le poète de Jeanne de Belleville. La lettre suivante, écrite un an après, c’est-à-dire à la suite des événemens terribles qui marquèrent le printemps de 1871, achèvera de peindre l’homme dans ses sentimens les plus intimes. Elle est adressée comme les précédentes au grand poète lyonnais.

  1. Lettre inédite.