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répugne, et vous avez pris la ferme et irrévocable résolution de refuser le rectorat qui vous était offert. À cette préoccupation exclusive de la question d’honneur, j’ai reconnu la grande unie à qui nous devons Pernette et Harmodius, et, au lieu de vous plaindre, je n’ai pu m’empêcher de crier : tant mieux ! Aujourd’hui, après de longues et mûres réflexions, je me reproche cette exclamation égoïste. J’ai peut-être trop écouté ma haine et mon dégoût, quand j’aurais dû n’être préoccupé que de l’avenir de votre famille. Dieu n’a pas réservé à tous les hommes les joies amères, mais profondes, de l’abnégation ou plutôt l’abnégation comporte bien des formes, et parfois celle que le vulgaire est le moins prompt à comprendre, Dieu et la conscience la trouvent la plus généreuse et la plus méritante. L’homme qui n’a d’autre responsabilité que sa propre existence a le devoir facile, et pour lui la fortune n’est pas une condition nécessaire de l’indépendance. Mais les obligations du père de famille sont multiples et complexes ; tous les sacrifices ne lui sont pas permis, et tant que l’honneur reste sauf, tant que la dignité n’est pas atteinte, les concessions aux circonstances peuvent être discutées, et dans cette discussion, la voix de la famille a le droit de se faire entendre à côté de la voix du monde. Ce n’est pas un vieux républicain n’ayant jamais forfait à son opinion qui conseillera à personne des capitulations de conscience, et d’ailleurs l’auteur d’Harmodius repousserait avec mépris ces lâches insinuations ; mais je vous l’ai déjà écrit et j’ai le devoir de vous le rappeler, le rectorat ne constituait pour vous qu’un avancement professionnel ; c’était la réparation d’une iniquité, et vos envieux eux-mêmes n’auraient pu y voir une faveur. Si donc votre refus est irrévocable, j’admirerai votre grandeur d’âme, mais, songeant plus que vous à votre famille, je me réjouirai de ne vous avoir pas poussé à ce sacrifice dont la nécessité absolue ne m’est pas démontrée. Tout dépend du reste des circonstances que j’ignore ; vous êtes donc le meilleur juge, et quoi que vous décidiez, je suis certain d’avance que vous vous rangerez du bon côté. Mais hâtez-vous de prendre un parti. Les longues incertitudes énervent les hommes les plus forts, et je suis peiné, sans être surpris, de l’abattement profond où vous êtes et qui vous fait dire que le poète est arrivé au dernier de ses chants[1].


Il faut croire que l’honneur a, lui aussi, des raisons que la raison ne comprend pas, car à cette lettre Victor de Laprade répondit que la question de sa rentrée dans les fonctions publique était définitivement tranchée « dans le sens de son indépendance. »

« Cet incident, lui disait-il, en faisant allusion à une proposition qui lui avait été faite d’écrire à l’Empereur une lettre où il se bornerait à parler des patriotiques espérances qu’avait éveillées en lui la transformation de l’Empire libéral, s’est produit au moment même où je méditais mon refus sans connaître les

  1. Lettre inédite.