Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/410

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la résignation, et, comme le dit Schopenhauer dans ses admirables pages sur la Sympathie, « ils demanderont grâce plutôt que justice, nous ramenant à ce point de vue d’où les êtres apparaissent tous fondus en un seul. » De là, parfois, dans leurs romans ou leurs légendes, des coups de théâtre qui nous déconcertent. Il me souvient d’un conte tragique où, héroïquement trompé par la femme qui est en son pouvoir et ne veut pas lui appartenir, l’amant se glisse chez elle dans la nuit sombre et lui coupe la tête, croyant couper celle du mari. Le lendemain, pris d’épouvante, il accourt, se jette aux pieds de son rival, lui confesse son crime, lui tend son sabre ensanglanté. Mais le mari recule et s’écrie : « Comment pourrais-je tuer un homme qui l’aimait ! » Représentez-vous ce qu’une telle scène, non préparée, soulèverait chez notre public de révolte et même de dégoût. Mais relisez le passage de Schopenhauer : « Si tu pouvais, par un effort de ta haine, pénétrer dans le plus détesté de tes adversaires et là parvenir jusqu’au dernier fond, alors tu serais bien étonné : ce que tu y découvrirais, c’est toi-même. Tu es cela ! » Mari et amant se retirent tous deux dans un monastère bouddhiste.

Les plus humbles Japonais perçoivent sous les phénomènes de multiples correspondances. Leur sentiment de la nature est tel que si j’en voulais rendre l’acuité je le qualifierais d’égoïste. Ils chérissent dans le brin d’herbe ou le papillon ce qu’ils ont en eux-mêmes d’énigmatique et d’éternel. Leur langue renferme un mot intraduisible et dont le sens est indéfinissable : giri. Le giri, c’est l’obligation morale la plus ténue et la plus forte ; c’est le fil invisible où deux cœurs sont joints, alors même qu’ils n’éprouvent l’un pour l’autre aucune tendresse. On se tue par giri, on fait le bien, quelquefois le mal, par giri. Le giri explique, excuse ou justifie des milliers d’actes dont le mobile nous échappe. Un jeune bonze propose à une courtisane de s’enfuir avec lui. Elle refuse et tous deux s’empoisonnent. On arrive, on les sauve, on demande à la femme pourquoi elle a voulu mourir. Est-ce par amour ? Son amant n’était qu’un hôte de passage. Par misère ? Elle secoue la tête et répond : « Le giri l’ordonnait. » On dirait qu’à certains momens, l’âme se reconnaît dans une autre âme et, passive, s’y abandonne à sa destinée.

Cette puissance de la sympathie les amène souvent à des vertus aussi belles, aussi pures que les vertus chrétiennes. Mais il y reste toujours de l’inexprimé. Le bouddhisme ignore l’effusion,