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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

idée d’un anarchiste pareil ? — n’était qu’un saltimbanque : débiter de sang-froid des insanités pareilles ! Quant à Nini, pas de plus gentille petite femme. Il avisa, en désordre sur un escabeau, sa vareuse et son pantalon noir de garde national, trempés du déluge de la veille ; les passe-poil et la bande rouge avaient déteint. « Sale drap, sales fournisseurs ! » Dans un coin son flingot, un antique fusil à percussion, inoffensif et terni. Et encore Martial était des privilégiés, beaucoup ne possédant qu’un képi. Il bâilla, s’étira, puis, debout d’un saut, les pieds dans des babouches turques, il gagnait la petite cuisine, pour faire sa toilette, tournait le robinet ; l’eau ne vint pas ; on la mesurait. « Heureusement que la concierge a rempli les seaux ! » Et, barbotant à plaisir, il songea : « C’est aujourd’hui dimanche, 9 octobre, je ne suis pas de garde aux remparts avant mercredi. Trois jours de libres ! Nini viendra me poser mon Andromède… À moins qu’on ne batte le rappel comme hier, pour aller encore sauver le gouvernement ! »

À l’aise dans le vieux costume de velours brun qu’il affectionnait, il mouilla les linges qui enveloppaient l’argile de la statue. Sur des sellettes, deux ou trois maquettes grises dressaient la vie rudimentaire de leur nudité, sortant du limon vigoureusement pétri à coups d’ébauchoir et de pouce. Des moulages au mur plaquaient leur blancheur crue. Grand, maigre, visage spirituel et tourmenté, un front large qui rappelait celui de son père, le sculpteur allait d’une œuvre à l’autre avec une envie de travail, un regret du temps perdu ; il roulait sous ses doigts une boulette de glaise ; mais il la lança d’une chiquenaude à l’autre bout de la pièce : « Rien à faire ! »

Il revoyait la place de l’Hôtel-de-Ville envahie d’une foule compacte. Des affiches, placardées par les soins de la faction de Belleville, avaient donné rendez-vous aux gardes nationaux et aux citoyens pour demander d’immédiates élections communales. Les bataillons de Blanqui, de Flourens, de Millière étaient là, hurlant devant les portes fermées. Arrivent, sous une pluie torrentielle, Trochu à cheval et son état-major. On crie : « À bas les traîtres ! À bas les capitulards ! Vive la Commune ! » Pendant ce temps, les mobiles bretons prévenus accourent par le souterrain qui relie la caserne Napoléon à l’Hôtel de Ville. Leur apparition décontenance l’émeute. C’est alors qu’avait débouché sur la place son bataillon, avec plusieurs autres formés en hâte. Les membres du