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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

jouaient aux osselets, un lisait la Bible. Le lieutenant, vieil homme taciturne, causait avec un moine qui, avec un soupir, montra à Frédéric le promenoir jonché de soldats débraillés,

— Il y a aussi, ajouta-t-il, la Guérilla d’Orient qui murmure. Ils disent qu’ils n’ont ni munitions ni chaussures, qu’il n’y en a que pour les garibaldiens. Ils parlent de quitter Autun et l’armée.

Frédéric, fier de constater la tranquillité de ses hommes, — il était pour beaucoup dans ce maintien de l’obéissance, si rare au milieu de l’indiscipline ambiante, — regagnait allègrement la ville, tout au délassement d’une soirée de liberté et d’oubli. Les Allemands ? Personne n’y songeait. Sans doute, enfermés à Dijon, ils se remettaient de leur alerte. Et pressée de jouir, joyeuse de se retrouver dans ses cantonnemens, l’armée entière de Garibaldi, insoucieuse et bourdonnante, se répandait dans les hôtels, les auberges, les tripots et les bouges. Une heure après, attablé au milieu d’officiers de mobilisés et de garibaldiens qui se regardaient comme chien et loup, Frédéric, dans la grande salle de l’hôtel de la Poste, savourait un dîner copieux arrosé de Champagne. Des rires de femmes, qui étaient là nombreuses, les unes en corsage voyant, d’autres en travesti d’uniformes, perçaient le bruit de la table d’hôte. Il les regardait avec une curiosité ardente, sa lassitude, son énervement évanouis dans une détente complète. Il se sentait léger, plein de force et de jeunesse. À quarante-trois ans, retrempé par sa vie coloniale, il retrouvait des sensations lointaines de plaisir et de fête, d’autant plus violentes au contraste des derniers jours ivres d’éreintement, fouettés par la vue du sang et l’odeur de la poudre. Il était assis entre un superbe nègre aux galons de lieutenant et un camarade qui lui avait fait signe, le Polonais Malonsky, chef d’un minuscule corps franc semblable au sien, un diable d’homme, courageux et chevaleresque, dont la raison vacillait dans des yeux d’un vert étrange. En face d’eux, une très jolie blonde qui trônait, entourée de Gênois, souriait avec une bienveillance manifeste. Sa peau très blanche, sous la torsade drue et dorée de ses cheveux relevés d’un ruban amarante, avait la douceur d’un camélia neigeux. Des yeux noirs, luisans d’effronterie, une petite bouche impérieuse et fine, la paraient d’un charme d’aventurière qui la distinguait des autres, brunes populacières, filles sorties on devinait d’où.