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bourdonnant de cette musique divine, il piqua des deux, rayonnant. La bataille était commencée.

À quatre heures elle durait encore. Les Allemands rejetés dans Beaune s’y maintenaient. La deuxième division entrait en ligne ; mais zouaves et mobiles, après avoir enlevé les premières maisons, se repliaient sous un feu décimant. Et le 18e corps qui n’arrive pas ! Une colonne d’artillerie et d’infanterie allemande, venant de Pithiviers, débouche sur le flanc gauche. La première division la repousse, en lui enlevant un canon. Le 18e corps n’arrive toujours pas. Il est quatre heures et demie.

À ce moment le général Crouzat, voulant tenter un dernier assaut, court vers trois compagnies des Pyrénées-Orientales et vers les zouaves. En avant de ceux-ci, un vieux colonel talonne de l’éperon son petit courtaud qui boite. Ferme en selle, tenant dans la main gauche une canne avec les rênes, la manche droite repliée sur l’avant-bras, le vieillard montre un visage calme, empreint d’une volonté stoïque. Il a confiance dans les soldats qui le suivent, de jeunes zouaves encadrés de vétérans d’Afrique, qui lui rappellent ceux que jadis il conduisait, avec ses cavaliers, dans les montagnes kabyles.

— Colonel Du Breuil, encore un effort !

— À vos ordres, mon général !

Avec son escorte, Crouzat se met en tête et fait sonner la charge ; la petite troupe s’élance sur Beaune-la-Rolande. Le cheval de M. Du Breuil s’abat, blessé dm éclat d’obus. Sain et sauf, le colonel se relève, et regagnant sa place à longues enjambées, — son sabre inutile est resté accroché à la selle, — il va droit devant lui, la canne à la main, le front haut. Ce n’est pas un enthousiasme amer qui, comme d’Avol, l’étreint. C’est une ardeur sereine, réfléchie. Certes, à cette seconde, il ne se doute pas que le 18e corps, forcé de se battre en route, n’arrivera qu’à la tombée du soir, et encore pour envoyer ses balles par méprise sur les tirailleurs du 20e ; il ne se doute pas qu’éreintées, disjointes, les troupes qui autour de lui se ruent avec une fureur sauvage, rentreront comme lui, la nuit close, dans leurs cantonnemens. L’eût-il su que sa pensée n’en eût pas été troublée, son pas ralenti. Mobiles et zouaves jonchaient le chemin. Il marchait toujours. Il ne songeait pas à sa femme, il ne songeait à son fils prisonnier que pour se dire : « À ma place, il marcherait ainsi. » Ils étaient arrivés aux premières maisons de la ville ; des fenêtres et