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rachetés le sextuple. D’autres, par lots énormes, négociés cinq ou six fois de suite, passant et repassant comme des figurans de cirque, et finalement payés le maximum. Mais comment, dans un pareil tourbillon, s’y reconnaître, discerner d’avance l’honnête homme du coquin ? Le contrôle était plein d’abus et de fraudes. Le moyen de vérifier un par un quarante mille fusils livrés d’un coup, quand le jour même tout devait partir pour l’armée réclamant des armes à cor et à cri. La variété des modèles ajoutait à la confusion. Au milieu de cette tourmente, le désordre était inévitable. Mais quelle activité efficace, que de prodigieux efforts !

L’aspect des bureaux était modifié par quantité d’officiers échappés de Metz redemandant du service. La marche de l’armée de la Loire vers Paris, décidée à la fin d’octobre, avait été remise à cause des pluies torrentielles défonçant les chemins et sous le coup de la chute de Metz. Depuis deux jours on en avait résolu la reprise. Les corps d’armée de d’Aurelles et de Chanzy, successeur de Pourcet, massés derrière la forêt de Marchenoir, commenceraient les hostilités par l’attaque d’Orléans, occupé par le corps bavarois de Von der Thann, tandis que la division Martin des Pallières, franchissant la Loire à Gien, exécuterait un mouvement tournant. Pour dissimuler la concentration des troupes, de Freycinet, habilement, avait répandu le bruit de transports au Mans. On s’était arrêté à cette campagne sur Paris de préférence au plan préconisé par Trochu, dont Ranc avait apporté l’écho : atteindre Rouen par l’Ouest, et là donner la main à une sortie de l’armée de Paris. On eût opéré ensuite dans la Normandie, menaçant Versailles et les communications ennemies. Mais une marche de flanc aussi prolongée était irréalisable ; gagner Paris par la Beauce en reprenant Orléans, point stratégique qui couvrait Tours, Bourges et le Mans, était le plus simple. On était à la veille d’une bataille. De petits combats, dont un heureux à Saint-Laurent-des-Bois, — on en recevait le bulletin au même instant, — avaient noué le contact. M. Réal, soudain assombri, tenta de s’imaginer où pouvait être Eugène. Pas une lettre depuis qu’il avait rejoint son bataillon.

Ils traversaient une pièce d’attente, où il reconnut et salua quelques-uns de ses compagnons de voyage. Le commandant Garrouge, qui causait avec un jeune commandant d’artillerie de la Garde Impériale à figure énergique et maigre, s’inclina. Au même moment une porte s’ouvrit ; un vieillard long et sec, très pâle,