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leurs caps déchirés, leurs contreforts abrupts et leur avant-garde de rocs, où la houle calmée glisse ses coulées de golfes. Le train qui m’amenait d’Inverness atteignit enfin la côte, et je vis surgir, pareil au rêve pétrifié d’un Ossian gigantesque, sous des nuages et des rayons, un chaos de pierre et d’eau, grandiose comme l’ébauche d’un monde et plus désolé que le débris d’un déluge. Nous suivions cette côte si étrangement découpée, où la voie se déroulait et se tordait au bas d’un talus à pic, d’un immense talus, chute verdoyante de l’Ecosse dans la mer. C’était un ruissellement et des cascades d’eaux vives, à travers un fouillis de petites plantes et de fougères, une fraîcheur de feuillage et de rosée, toute la grâce de ce pays qui s’abîmait dans ces farouches fiords, dont le nom rauque de loch est comme le dernier cri de la gorge humaine sur les confins du monde.

Au milieu de ce chaos, la volonté de l’homme ne pouvait qu’expirer ou concentrer toute son énergie. Il semble que l’âme écossaise doive à la vertu de ces âpres spectacles son élément de résistance, et, par un contraste nécessaire, son invincible besoin d’ordre. Cet ordre, en vain le voulut-elle réaliser dans son histoire. Elle y échoua et n’appliqua plus son effort qu’à organiser sa vie intérieure. Qu’elle y ait réussi, c’est ce dont on ne saurait douter quand on a pénétré dans ces familles nombreuses, soumises à la discipline d’un puritanisme qui a plus de vigueur que de rigueur et rappelle moins la triste figure de Calvin que la jovialité de Knox. Je dis bien : la jovialité. Elle respire ici sur tous les visages et me fait penser à ce petit fût de bourgogne que Carlyle nous montre en souriant dans la cave de son rude théologien. L’hospitalité de mes Écossais en avait la saveur et en communiquait la gaîté. J’admirais leur santé morale, l’harmonie parfois un peu massive de leur existence, et sous leur cordiale bonhomie une grande noblesse. Il me souviendra toujours d’un mot que j’entendis devant la montagneuse île de Skye qui coupait l’immensité des flots. Comme je félicitais une mère de l’éducation qu’elle avait donnée à ses enfans, à ses sept enfans, elle me répondit simplement : « J’ai tâché qu’ils fussent indépendans des choses et à la disposition des hommes. »

Je me suis parfois demandé, à mesure que se dévoilait à moi l’âme écossaise, si elle n’était pas quelque peu sœur de la nôtre, et j’ai cru parfois le sentir assez nettement. Dans le vieux palais d’Holyrood où nos rois échangèrent avec ceux de l’Ecosse