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faire suivre en voiture la route fameuse qui domine la passe de Killicrankie.

A Fincastle, dans un grand parc, deux maisons pittoresques, l’une à l’entrée, et l’autre plus loin, qui se détache sur le gazon. En passant devant la première : « Voici votre demeure, me dit Mrs B... Vous pouvez y écrire sur une table où Browning a composé un de ses poèmes. »

Quand j’entrai dans la salle à manger à l’heure du dîner, Mrs B... était transformée. Elle avait sur la tête une blanche parure, au cou, un large collier d’or. Elle portait une robe à traîne et son voile blanc rejeté en arrière lui descendait jusqu’à la taille. C’était une châtelaine des contes de Walter Scott, dans un de ces châteaux où les Stuarts ont couché. Les hautes lampes allumées aux coins de la salle, la table carrée éclairée d’un seul flambeau d’argent à trois branches, la lourde argenterie, la nappe aux broderies de soie, ce luxe sévère, cette atmosphère de cérémonie où les gens se meuvent avec tant de naturel et de bonne grâce, tout entretenait l’illusion d’un monde quasi-royal et d’une vieille aristocratie toujours vivace et charmante.

A dix heures, Mrs B... sonna. La file des bonnes entra silencieusement. Toutes étaient vêtues du même costume noir, où tranchait la blancheur du tablier et de la coquette coiffure brodée. Elles se rangèrent le long du mur, assises très droites sur leur chaise. L’une d’elles disposa au milieu du salon une petite table et un siège. Mrs B... s’avança d’un air grave, la Bible à la main, s’assit, ouvrit le livre et lut quelques versets. Puis elle s’agenouilla et tous les assistans l’imitèrent, tournés contre la muraille. Alors, elle récita le Pater. Lorsqu’elle se releva, les maids disparurent, et nous prîmes congé à notre tour.

Un orage avait éclaté, et de larges gouttes de pluie tombaient des feuilles. Quand je me trouvai devant la porte du vestibule ouverte sur le parc obscur, Mrs B... s’inquiéta de mon retour et me pria d’attendre un instant. Je pensai qu’elle allait m’envoyer quelqu’un de ses gens. Elle reparut enveloppée d’une mante, ses fins souliers vernis protégés par des sabots de bois. « Je vais vous reconduire, me dit-elle. J’aime tant sortir le soir, par la pluie, quand il fait bien noir ! » Et, en dépit que j’en aie, Mrs B... avec sa robe de soirée, sa parure blanche et son largo collier d’or, partit devant moi à travers les allées inondées que je ne distinguais même pas.