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ces tapis verts caressés par tant de traînes de satin et foulés par tant de talons rouges, ce petit sous-lieutenant et cette petite bourgeoise n’étaient rien moins qu’un prince et une princesse, à l’intention de qui embaumaient les parterres, jaillissaient les jets d’eau et se déroulaient les longues perspectives ombreuses où Watteau fait marcher ses couples galans. Le grand parc les environna d’une féerie complice de celle de l’amour, il écarta de cette aventure les vulgarités de la vie étroite et mesquine, ce qui n’empêchait pas M. de Bresle de trouver tout ce qui avait été pour lui ivresse, prestige, poésie, enchantement, maussade et triste à mourir, quinze ans après. Ce solennel et ennuyeux Versailles !

Versailles aurait pu lui répondre : — Mais, l’ennui, vous le portez en vous ! Est-ce ma faute si vous êtes morose, incapable de gaîté, ni de rêve ? est-ce ma faute si vous n’avez plus les mêmes yeux, le même cœur ? est-ce ma faute si vous n’êtes plus jeune ?

Au fond, le commandant, — il était dans l’intervalle devenu commandant et ceci expliquait tout, — le commandant pensait moins de mal des jardins de Trianon ; les méandres ombreux de ce décor d’opéra-comique se prêtaient aux duos ininterrompus mieux que certaines allées droites où l’on est découvert d’une lieue. Ils avaient été pour lui ce que fut pour Faust le jardin de Marguerite, le jardin par excellence, un témoin, un confident, un allié dans la tentation ; ils avaient sinon décidé, du moins précipité la défaite des derniers scrupules de Sylviane. Peu après, d’ailleurs, l’idylle tournait au drame, l’intervention de parens soupçonneux qui tenaient en réserve pour leur fils une héritière de son monde ayant amené la catastrophe banale d’un changement de garnison.

Depuis lors, le commandant de Bresle n’était revenu à Versailles qu’une fois, la veille même, et sans que ce fût de son plein gré, tout simplement pour affaires.

Quarante-huit heures à passer dans cette ville où n’abondent pas les distractions. Sous quel prétexte aurait-il pu manquer d’aller rendre ses devoirs à une ancienne amie de sa famille, la baronne douairière d’Ussay ? Il s’était donc dirigé après dîner vers cet hôtel délabré du sévère quartier Saint-Louis. Le hasard voulut que Mme d’Ussay, ce soir-là, eût convié quelques intimes au concert que lui donnaient, en guise de cadeau de fête, ses nombreux petits-enfans, des virtuoses de sept à douze ans.