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La cordonnerie mécanique fournit, pour un prix réduit de moitié, des marchandises identiques à celles que confectionnaient péniblement les artisans ordinaires ; elle ne prétend pas remplacer les produits de grand luxe, la tenue de chasse des sportsmen ou les souliers de théâtre des actrices en vedette, copiés sur des tableaux du Louvre. D’abord elle ne suit la mode que de loin. Le bon ton ordonne-t-il maintenant de « porter » des pieds longs et minces, elle en est encore aux bouts carrés, « Carnot » ou « sénateur. » Puis l’artiste qui exige 55 francs pour une paire de bottines leur donne un degré de perfection, qu’apprécient eux-mêmes de riches fabricans de chaussures toutes faites, en s’adressant à lui pour leur consommation personnelle. Le bottier en renom met ses cuirs en magasin un an d’avance ; comme il n’emploie que les morceaux de choix, une peau, qui rapporte six paires à la confection, ne lui en rendra pas plus de deux ; ses « joigneurs, » monteurs et finisseurs sont des ouvriers du premier ordre. Ils savent, par de minutieux battages ou « étirages, » augmenter la fermeté de la substance et lui retirer tout son « prêtant, » afin de la rendre indéformable. Mais aussi la façon des tiges lui revient à 6 francs, celle des pieds à 12 francs, autant que la matière elle-même. Avec des frais généraux élevés et les pertes inhérentes au crédit, le profit net ne dépasse pas 16 pour 100 ; chiffre d’ailleurs respectable lorsqu’on atteint, comme la maison la plus en vogue, 750 000 francs de ventes annuelles.


VI

Un penseur avisé qui se refuse à admettre, pour les ouvriers de l’Europe, le danger imminent de la concurrence des races jaunes ou noires, prétend que, dans les contrées où le salaire est très bas, l’absence de besoins vient uniquement de l’impossibilité de les satisfaire ; que la civilisation, partout où elle pénètre, accroît en même temps et les ressources et les désirs. Et, symbolisant son idée avec humour, l’observateur dont je parle répondait finement à qui lui objectait qu’un sauvage de l’Afrique, le jour où il aurait tout au plus une chemise à se mettre sur le corps, ne souhaiterait rien de plus : « Le jour où il aura une chemise, eh bien ! il ambitionnera de faire faire sa photographie. »

Les faits, de par le monde, semblent confirmer cette opinion. Le fellah d’Egypte, qui, depuis les Pharaons, n’était vêtu que