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l’art et la littérature, — ainsi qu’on en trouve la preuve dans la vogue des Amadis, 1540, ou dans l’esprit de l’Heptaméron, 1558, — il a offert à ses contemporains un livre, poème ou roman, dont la femme était absente, ou du moins n’y paraissait que de très loin en très loin, pour y être plus grossièrement bafouée que dans les Fabliaux. Combien Erasme, cet autre moine, avait été plus généreux, plus large, plus humain, pour mieux dire ! et s’il a, lui aussi, la plaisanterie quelquefois un peu grasse, comme il a mieux parlé, dans ses Colloques, de l’éducation des femmes, et du plaisir de la conversation, et de la dignité du mariage, et de la noblesse de la maternité ! C’est ce que les femmes attendaient alors de l’écrivain. Et c’est pourquoi, quand Rabelais n’aurait pas offensé cruellement toutes leurs pudeurs, elles n’en auraient pas moins reconnu et proscrit en lui l’ennemi de toutes leurs ambitions sociales. Elles ont pu croire un instant qu’il leur donnait entrée dans son abbaye de Thélème, à l’endroit où il dit : « Tant noblement estaient appris les Thélémites qu’il n’estait entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instrument harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carmes qu’en oraison solue ; » et plus loin : « Jamais dames ne furent vues tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes, à la main, à l’aiguille, à tout acte muliebre honnête et libre. » Mais quoi ! si c’est Rondibilis qui parle, c’est Rabelais qui pense, dans cet autre passage : « Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable, tant inconstant et imparfait que nature me semble s’être égarée de son bon sens quand elle a bâti la femme ! » Et j’entends bien encore qu’il rit ! Mais en riant il dit ce qu’il veut dire ; et les femmes ne s’y sont point trompées. Au temps de François Ier et d’Henri II, contre l’influence féminine qui grandissait, Rabelais a représenté tout ce que les femmes eussent voulu détruire, tout ce qu’elles allaient cent ans durant travailler à détruire, tout ce qu’elles devaient réussir un jour à détruire ; et il se peut bien qu’elles aient eu tort en quelques points, mais elles avaient raison en d’autres, sur la plupart des autres ; et la vogue ou la réputation de Rabelais s’est ainsi ressentie d’avoir contre elle au moins une moitié du public.

S’il avait mal choisi son moment de contrarier une tendance universelle et irrésistible, il ne l’avait guère mieux choisi de faire