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fin avec la vie de ses modèles, mais un « auteur simplement plaisant. » Et qu’on ne dise pas que les qualités de son style l’auraient du moins sauvé de l’indifférence où reposent les Bonaventure des Périers et les Noël du Fail ! Le « style, » quoi que l’on en puisse dire, n’a jamais suffi, lui tout seul, à sauver un écrivain de l’oubli ; et puis, le « style » de Rabelais ne serait pas, lui non plus, ce qu’il est, s’il n’était, et avant tout, expressif de sa philosophie ou de sa poésie de la nature.

Faut-il l’en croire, quand il nous dit « qu’à la composition de ses livres seigneuriaux, il ne perdit, ni employa oncques plus ny autre temps que celui qui était établi à prendre sa réfection corporelle, savoir est : mangeant et buvant ? » On l’en a cru quelquefois, mais c’est trop de naïveté ! Il est vrai que les variantes ne sont pas très nombreuses de l’une à l’autre édition de son livre, ou de ses livres, et, en général, elles affectent moins la forme que le fond. Mais on ne cite point, en moins d’une douzaine de lignes, au courant de la plume et au hasard de la mémoire : Galen : Lib. 2 Method, lib. de Locis affectis, et libr, 2 de symptomaton Causis ; Marc Tulle : libr. 1, Quæst. Tusculan ; Pline : libr. VII, cap. 32 et 53 ; Aulu-Gelle : libr. 3 et 15 ; Avicenne : in 2 Canone et libro de viribus cordis ; et Alex. Aphrodise : libro problematon primo, cap. 19. Soyons-en sûrs : ce n’est point « en mangeant » qu’on atteint tant de volumes sur les rayons de sa bibliothèque, et on ne consulte point tant de livres ni d’auteurs, « en beuvant. « Attrape-t-on seulement et fixe-t-on au vol les « propos des beuveurs » ou les « contenances de Panurge pendant la tempeste ? » Il est permis également d’en douter ! Si « naturel » qu’il soit, le style de Rabelais est un style « très travaillé ; » ou plutôt encore, et conformément aux leçons qu’il tenait des anciens, son style n’est si « naturel » que d’être travaillé et savant. Rabelais est le premier de nos grands écrivains qui se soit rendu compte que le « naturel » du style ne se réalise qu’à force d’art, et, nous pouvons hardiment le dire, il n’y a guère de prose en notre langue qui soit moins improvisée que la sienne.

Ce serait une étude intéressante à faire que celle du style de Rabelais, et je suis étonné qu’elle n’ait encore tenté personne. On a bien étudié la « syntaxe » de Rabelais ; et, de cette étude, on a conclu, comme aussi bien de toutes les études de ce genre, qu’elle différait peu de la syntaxe de ses contemporains, à moins que ce ne soit par une construction plus « implexe » de la