Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/647

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supprimé tout ce qui pouvait effaroucher, sinon la pudeur, mais du moins l’amour-propre et l’orthodoxie de la Faculté. Médecin du seigneur de Langey, gouverneur du Piémont, il se préoccupait d’arranger son personnage avec sa dignité. Cependant, de ces corrections ou suppressions, Etienne Dolet n’avait cru devoir tenir nul compte, et son édition, c’est le cas de le dire, reproduisait « le scandale du texte dans toute sa pureté. » La colère de Rabelais fut vive et son indignation se répandit contre Dolet en injures d’une rare grossièreté. Non pas qu’il eût grand’chose à craindre ! Il y avait sept ou huit ans déjà que Gargantua avait paru, et d’ailleurs, il n’y avait pas mis son nom. Mais c’est qu’il se préparait à traiter avec les puissances, et, en effet, c’est à quelque temps de là qu’il obtenait son premier « privilège. » Rappellerons-nous à cette occasion combien le Tiers Livre, celui qui parut en 1546, — et que remplit presque tout entier la consultation de Panurge sur le mariage, — est plus modéré de ton que les deux premiers ? Il voulait signer son livre, pour jouir du bruit de son nom, et ce qu’il avait osé sous le pseudonyme de maître Alcofribas Nasier, il ne le croyait plus permis à François Rabelais, docteur en médecine de la faculté de Montpellier.

Mais tous ces traits, en s’accordant, ne concourent-ils pas à nous montrer sous le satiriste « impitoyable » et dans l’audacieux « pamphlétaire » un tout autre homme que celui de la légende ? Je renvoie encore le lecteur aux lettres écrites de Rome, 1535-1536, à l’évêque de Maillezais. Répétons-le, si nous l’avons dit, qu’il ne se peut rien de plus pondéré. Ce grand railleur ne raille qu’à son heure, et quand il lui plaît, pour des raisons à lui. Il voit très clair dans son délire, et d’un épicurien, ou de certains épicuriens, s’il a quelquefois le cynisme, il en a aussi la prudence. Avec d’autres défauts et d’autres qualités, il a quelque chose d’Erasme : l’habileté, la possession de soi-même, sans parler de la maîtrise de la langue et de la pensée. Il en a aussi l’indifférence à de certaines questions, qui lui échappent, ou dont la discussion troublerait sa tranquillité d’esprit. Loin de lui les « enragés Putherbes, » mais loin aussi de lui les « démoniacles Calvins ! » Ce « fou » ne dit que ce qu’il veut dire, ne se mêle point aux controverses qui le détourneraient de son œuvre ; et il ne veut pas être brûlé ! A Dieu ne plaise que nous ayons le mauvais goût de lui en faire un reproche. Entre catholiques et