Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/513

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

état social actuel, est mûre pour la grande Épiphanie collectiviste ; mais, au fond, il renie son propre système, en renversant l’ordre des facteurs et en plaçant l’idée avant le fait.

La vérité est que l’histoire, à l’origine des grands changemens accomplis dans la civilisation, nous montre des prêtres, des prophètes, des philosophes, des moralistes, des légistes, des savans de tout genre, des inventeurs d’idées et des inventeurs d’institutions conformes à ces idées. Ihering a dit, — et Marx eût applaudi à ses paroles : — « Personne ne saurait plus songera tirer dialectiquement les lois de l’histoire d’une Raison intemporelle qui n’aurait ni faim ni soif, ni chaud ni froid ; » mais, ajouterons-nous, on ne doit pas non plus prétendre tirer les lois de l’histoire d’un appétit étranger à tout idéal, qui ne connaîtrait que la faim et la soif, le chaud et le froid.

Si l’explication du passé que nous propose le matérialisme économique est inacceptable, combien sont plus fausses encore ses prédictions pour l’avenir ! Il est une loi de l’histoire qui nous montre l’humanité se dégageant de plus en plus du milieu matériel dont l’animal demeure esclave. Le mérite même de Marx est d’avoir prouvé que l’ensemble des instrumens et outils imaginés par le travail humain constitue un « milieu nouveau » entre la nature et la pensée. Pourquoi donc Marx s’arrête-t-il en chemin ? De même que l’homme s’est de plus en plus affranchi du milieu naturel, de même il s’affranchit progressivement du milieu artificiel qu’il a lui-même créé par sa technique ; il s’affranchit aussi du milieu économique pour s’élever peu à peu dans un domaine tout intellectuel. Plus la société humaine avance, moins elle subit la domination des besoins industriels et de la technique destinée à les satisfaire, plus il devient vrai que les idées ne sont pas seulement créées par des intérêts, mais, selon l’expression de M. Tarde, « créatrices d’intérêts nouveaux ; » et c’est là précisément, selon nous, ce qui fait leur « force. » Comment cette grande loi de l’histoire ne se vérifierait-elle pas dans l’humanité, alors que les sociétés animales elles-mêmes ne sont pas explicables par des raisons de pur intérêt économique, alors que la sympathie, l’attrait du semblable pour le semblable, l’imitation et la tradition, parfois même l’invention et l’initiative jouent déjà un si grand rôle chez les castors, les abeilles ou les fourmis ? Ici encore, le matérialisme de Marx veut faire descendre l’homme au-dessous de la bête.