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dans une manufacture, le mari dans une autre, les enfans livrés à eux-mêmes, comment n’accorderions-nous pas que « prêcher à ces pauvres gens le goût du foyer domestique et l’amour du home, » c’est hypocrisie ou dérision[1] ? Outre le défaut d’éducation domestique et de vie « ménagère, » l’infériorité même ou l’absence des moyens de transport ne contribue-t-elle pas à déterminer l’abandon du foyer, la fréquentation des cabarets, les progrès incessans de l’alcoolisme ? Oui, les réformes économiques doivent être poursuivies, en France comme chez toutes les autres nations ; oui, elles peuvent avoir une influence énorme sur la constitution de la famille, qui, chez nous comme ailleurs, est de capitale importance. Si la réforme de l’école est désirable, celle de la famille l’est encore plus, puisque la famille est la première et la vraie école. Il est donc clair qu’on pourrait supprimer, avec la misère économique, bien des misères morales, soit dans la famille, soit dans la nation entière.

Il faut aussi accorder au socialisme scientifique, quoiqu’il ne mérite guère lui-même le nom dont il se pare, que les améliorations sociales devront être de plus en plus œuvre de science. Ne nous faisons pas illusion : dans l’ordre moral et social, — un nouveau Socrate n’aurait pas de peine à nous le montrer, — nous sommes tous de grands ignorans. Les problèmes d’ordre économique, juridique et politique deviennent, avec la civilisation croissante, d’une telle complication et d’une telle implication que la sagesse de nos plus grands sages y est « courte » par tous les endroits ensemble. C’est que cette sagesse n’est pas science, et que, avec les siècles, toute sagesse pratique, surtout d’ordre collectif, est obligée de se faire science. L’industrie devient de plus en plus scientifique ; de même pour le commerce, de même pour la défense nationale et pour la guerre. On reconnaît volontiers que, en 1870, nous avons été battus par de plus savans et de plus savamment organisés, contre lesquels fut impuissant tout notre courage ; mais on se persuade non moins volontiers que, dans le domaine moral et social, chacun se tire d’affaire avec de la bonne volonté et un bon cœur ; ou encore, selon les adorateurs des « Anglo-Saxons, » avec une volonté énergique, brutale même. Rien n’est plus faux. La bonne volonté, d’ailleurs, n’est-elle pas la volonté droite, et cette droiture, cette direction vers le but véritable

  1. M. Lévy-Bruhl. Questions sociologiques, Revue Bleue, juin 1895.