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classes, » et les idées morales ne sont que « les échos des intérêts en conflit. » La question sociale n’est donc à aucun degré une question morale.

Écoutons à son tour le professeur de Padoue, M. Loria. Aujourd’hui, dit-il, pour préserver la société capitaliste d’une dissolution qui, autrement, serait inévitable, on oblige les individus à agir « contre leur propre intérêt, » et l’on parvient à ce but au moyen de la « coercition morale, » qui, en infligeant un dommage aux actions conformes à l’intérêt de l’argent, mais opposées à l’intérêt social, empêche la grande majorité des individus de les accomplir. La coercition morale revêt d’ailleurs des formes différentes avec les phases successives de la société capitaliste. A l’époque de l’esclavage, elle se manifeste surtout par « la terreur ; » dans l’âge du servage, elle s’exprime par la « religion ; » dans l’époque du salariat, où nous avons le malheur de vivre encore, elle s’effectue surtout par l’instrument de « l’opinion publique[1]. » Mais un jour, lorsque le salariat aura fait place à une constitution économique supérieure, « associationniste et égalitaire, » aucune forme de coercition morale ne sera désormais nécessaire, « car, dans ces conditions, où l’intérêt de l’individu coïncidera tout à fait avec l’intérêt collectif, le libre développement de l’égoïsme individuel impliquera par lui-même l’accomplissement des actions les plus conformes à l’avantage de la société. L’antithèse entre l’intérêt individuel et l’intérêt social n’est donc qu’un fait historique, particulier aux sociétés capitalistes[2]. » La religion est un « colossal guet-apens tendu aux hommes pour les induire à l’accomplissement des actions opposées à leur véritable intérêt[3]. » La coercition morale de l’opinion publique n’est elle-même qu’un succédané de la religion, une illusion commune, qui sert à exercer une pression sur les consciences individuelles en vue de leur faire sacrifier leur égoïsme au bien commun. Dans l’Eden socialiste, au contraire, chaque individu n’aura qu’à suivre son intérêt pour réaliser l’intérêt d’autrui. Ainsi, pour M. Loria comme pour tous les marxistes, le droit, la morale et la religion ne sont que des « institutions connectives, » destinées à assurer aujourd’hui le triomphe du capitalisme sur le prolétariat dupé.

  1. Loria, Les bases économiques de la constitution sociale, Paris, Alcan, 189 8.
  2. Revue internationale de sociologie, 1899, p, 498.
  3. Id., p. 50.