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siège, Jean, l’ex-archevêque de Gniezao. Zbyszko avait entendu parler de lui à la cour du prince Witold ; se tenant debout derrière la princesse Anne, qu’il servait, il avait aussitôt reconnu l’archevêque à son abondante chevelure frisée, d’où lui était venu son surnom de Goupillon. Jean était renommé aussi pour sa gaîté et le charme de ses manières. Nommé archevêque de Gniezno contre le gré du Roi, il avait pris par force possession de son évéché, et le Roi s’était empressé de le destituer. Il avait alors offert ses services à l’Ordre Teutonique ; mais il n’avait point tardé à reconnaître que plus fructueuse était pour lui l’amitié du puissant roi de Pologne ; de telle sorte qu’il était rentré dans sa patrie, avait obtenu sa grâce, et guettait maintenant la vacance d’un évêché ; car il savait combien le Roi avait peu de rancune. Il s’efforçait, en attendant, de regagner la faveur de son maître par son élégance et ses plaisanteries ; mais il se gardait bien de rompre avec les Chevaliers de la Croix. A la cour même de Iagellon, où dignitaires et chevaliers lui faisaient froide mine, il recherchait la compagnie de Kuno de Lichtenstein : c’est sur son propre désir qu’il avait obtenu d’être assis à table près du chevalier.

Zbyszko, debout derrière le siège de la princesse Anne, était si proche de Lichtenstein qu’il aurait pu le toucher en étendant la main. Et ses doigts, en vérité, le démangeaient fort : mais il avait su dominer son impétuosité, et s’était interdit toute mauvaise pensée. Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de jeter sans cesse un regard curieux sur la tête et les épaules de Lichtenstein, se demandant s’il aurait en lui un adversaire difficile à vaincre, le jour où il pourrait enfin se mesurer avec lui, que ce fût à la guerre ou en combat singulier. Et il songeait que, décidément, il n’aurait point trop de peine à le terrasser. Les épaules du chevalier allemand, en vérité, lui semblaient massives et robustes, sous l’ample manteau gris : mais il voyait autour de lui bien d’autres chevaliers d’une carrure plus forte, qui eux-mêmes n’avaient rien pour l’intimider. Il s’attardait, cependant, à les considérer, avec un mélange d’admiration et d’envie, se rappelant tout ce qu’on lui avait raconté sur eux. Mais soudain son attention fut attirée par les mouvemens du Roi, qui, sans arrêt, ramassait dans sa main des touffes de ses cheveux et les rejetait derrière son oreille, marquant ainsi son impatience du retard qu’on mettait à servir le repas. Un instant son œil se fixa sur Zbyszko ; et, sous ce regard, le jeune chevalier songea avec terreur qu’il aurait peut-être à subir la colère du Roi. Pour la première fois il songea sérieusement aux conséquences de son aventure.

Le baron allemand ne savait point que le jeune homme qui l’avait si hardiment attaqué sur la route se trouvait, à présent, tout près de lui. Et bientôt le repas commença. Le bouffon Ciaruszek, tout de suite, se mit à imiter le chant du rossignol : c’était, de tous ses jeux, celui que le Roi aimait le plus. Puis un autre bouffon fit le tour de la table, s’arrêtant devant chacun des convives pour imiter le bourdonnement d’une abeille : et il l’imitait avec tant d’adresse que plusieurs des convives baissèrent la tête, comme si une véritable abeille les avait menacés : ce qui amena des éclats de rire. Et Zbyszko, malgré son alarme, rit plus haut que tous les autres, quand il vit que Lichtenstein couvrait de sa main son crâne chauve. Mais le baron ne tarda point à s’apercevoir de sa méprise. Il cacha sa main sous la table, et.