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poussées. Le sage ecclésiastique, qui vante la vertu de Pascal à ce propos, n’en juge pas comme Pascal eût fait lui-même. L’homme qui a mesuré à une ligne près le nez d’où dépend l’empire du monde, ne s’abuse pas sur le prix d’une petite fille. S’il la sauve, c’est beaucoup moins pour elle, que pour l’amour passionné de Dieu, où l’ascétisme du cœur l’incline. Cet amour ne va pas sans la haine de la nature. Pascal, qui prend cette fille par la main, ne s’inquiète guère d’une once de sa chair, en plus ou en moins. Mais il brûle de zèle pour une autre cause, qui en vaut la peine, celle-là : ce qu’il en fait, c’est pour vaincre et ployer la nature. Son délice est de la contrarier. Il veut qu’elle ait le dessous ; et cette bête terrible, ce monstre tout en appétit insatiable, il faut l’affamer, si l’on rêve de le réduire ; voilà une lutte digne d’un homme. Voilà un ennemi pour Pascal.

On dit de beaucoup d’hommes qu’ils valent mieux que ce qu’ils font. Et c’est le contraire qu’il faut dire, et qui est vrai. Car cette opinion les vante, comme toute la force de leurs mensonges. Presque tous les hommes valent encore moins que le peu qu’ils font ; et la preuve en est bonne, de la grande peine qu’ils ont à le faire. Pascal est du petit nombre en qui l’homme passe infiniment les actions. Le livre de Pascal est le plus beau qu’il y ait en France. Il ne contient rien, pourtant, qui vaille la Vie que la sœur de Pascal a écrite de lui, en quelques pages.

Cette femme, d’un esprit si solide, d’une vertu si ferme et si drue, ne put pourtant pas assez connaître son frère : mais il suffit qu’elle en ait eu le modèle sous les yeux, et qu’elle en retînt des traits, pour donner l’idée de cette grandeur incomparable : un homme que la nature a créé pour son triomphe, et qui ne vit que pour triompher de la nature.

Enfin, ce Dieu qu’il faut conquérir, Pascal touche à sa conquête. Enfin Pascal est sur le lit de mort. Enfin, le voici comme un enfant : c’est qu’il meurt. Le temps en est venu : le plus haut effort de cet esprit l’a porté là, qu’il a le bonheur de l’innocence parfaite : qui est, pour l’homme, de n’être point.

Et pourtant, cette âme puissante, qui se croit toute à Dieu, est encore combattue. On dirait qu’elle ne veut pas de sa victoire. Elle livre un combat terrible à la chair. Tout un jour s’écoule dans l’agonie. À la fin, elle reçoit le prix. Avide comme elle est de toute fixité, sa grandeur se fixe : elle n’est plus.

A. Suarès.