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Bismarck n’oublia jamais que, sous la simplicité aimable de Guillaume, veillait l’orgueil d’un roi de droit divin. Quelque affermi qu’il se sentît, il conserva l’attitude d’un sujet déférant devant le maître qui l’a élevé et qui, d’un geste, peut le culbuter. Le plus souvent, il semblait accepter les décisions qu’il venait de suggérer. Même à ces heures d’angoisse où quelque licence se justifierait, il ne paraît pas s’être écarté dans ses véhémences du respect le plus strict ; je doute qu’il ait jamais pris vis-à-vis de son roi le ton de Cavour envers le sien, après Villafranca. Il s’appliqua surtout à mettre au large la conscience du monarque. Machiavel a noté « qu’il est parfois avantageux au prince de manquer à l’honneur et parfois même très dommageable de ne pas le faire, mais qu’il lui est toujours utile de paraître un pieux observateur des vertus dont il s’affranchit. » Bismarck a inventé mieux : il a su persuader à son Roi que la perfection de la loyauté est de n’en avoir pas, et il ne l’a lancé dans aucune entreprise inique sans l’avoir convaincu qu’il accomplissait un acte de vertu. De même que Moltke fera des manœuvres enveloppantes le principal de la tactique prussienne, le procédé constant de la diplomatie de Bismarck sera de contraindre, par des provocations intolérables, sous peine de la perte de l’honneur, celui contre lequel il a résolu et préparé la guerre, de la déclarer le premier. Alors son roi pourra jurer devant Dieu qu’il va au combat malgré lui, et devant les hommes qu’il est, non un détrousseur de provinces, mais un justicier qui punit des coupables.

Le dernier trait qui complète ce caractère et lui donne son originalité, c’est la férocité. « Que Dieu assiste sa nature d’ours ! » écrivait Roon à propos d’une de ses maladies. Sans doute il est tendre pour sa femme et ses enfans, mais le fauve l’est aussi pour sa femelle et ses petits. En dehors de ceux qui forment encore une portion du soi et, peut-être, de son vieux maître, il n’aime personne ; il méprise les hommes au point de se lamenter sur le pauvre bonheur qu’on trouve à les dominer ou les duper. Les grands hommes d’Etat, a-t-on dit, ne sont pas venus au monde pour être des "Vincent de Paul ; leur mission est d’accomplir durement une lâche dure, sans se soucier du qu’en-dira-t-on : Bismarck va au delà des duretés nécessaires ; même quand cela est inutile, par disposition native, il se montre dédaigneux de tout ce qui est humanité, incapable d’un mouvement de générosité ou de clémence, vindicatif, sauvage, épanché en invectives,