Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la découvrait aussi et l’enseignait, selon son habitude, impérieusement : « Toutes les ombres ordinaires devraient être de quelque couleur, jamais noires, ni approchant du noir, elles devraient être évidemment et toujours d’une lumineuse nature, et le noir devrait apparaître étrange parmi elles, comme, parmi une foule joyeuse et bigarrée, un moine...[1]. » Et quelques années plus tard, ce même Anglais qui enseignait à Oxford, et qu’il faut bien me permettre de citer encore, puisque nul avant lui n’avait prévu, et nul depuis lui si clairement n’a exposé la thèse impressionniste, disait encore : « Tenez pour certain le fait que les ombres, quoique naturellement plus sombres que les lumières, vis-à-vis desquelles elles jouent le rôle d’ombres, ne sont pas nécessairement des couleurs moins vigoureuses, mais peut-être de plus vigoureuses couleurs. Quelques-uns des plus beaux bleus et des plus beaux pourpres dans la nature, par exemple, sont ceux des montagnes vus dans l’ombre, contre le ciel couleur d’ambre, et l’obscurité du creux dans le centre d’une rose sauvage est un éclat de feux orangé dû à la quantité de ses étamines jaunes. Or les Vénitiens virent toujours cela, et tous les grands coloristes le voient et se séparent ainsi des non-coloristes ou école de pur clair-obscur, non par une différence de style seulement, mais parce qu’ils sont dans la vérité, tandis que les autres sont dans l’erreur. C’est un fait absolu que les ombres sont des couleurs autant que les lumières[2]. »

Les impressionnistes l’ont compris. Rompant bruyamment avec les habitudes de l’Ecole, ils ont fait les ombres non pas noires, non pas grises, non pas jaunâtres, mais colorées, et comme la complémentaire du ton le voulait souvent, ils les firent souvent violettes. Ce fut un cri de stupeur. Personne, d’abord, ne voulut reconnaître là un effet observé dans la nature. On parla de « gageure, » de « puffisme » et de « coups de pistolet. » Des savans vinrent gravement expliquer qu’il n’y avait, au fond de tout ceci, qu’une maladie de l’œil et, à la vérité, le violet impressionniste était bien un peu surprenant ; mais si l’on regarde la Campagne de Rome de M. Paul Flandrin, placée dans le vestibule, au sortir de la salle des Manet, on se demandera en quoi les jaunes par où le paysage classique exprimait les plantes vertes de ses premiers plans étaient plus naturels ? Et s’il y avait maladie de

  1. Ruskin, Elements of Drawing, écrits en 1856.
  2. Ruskin, Lectures on Art, 1870.