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— Serait-ce le génie familier, le gnome gardien de ces pierres fées ? demandons-nous, non sans surprise.

On nous répond :

— C’est le tailleur Pico.

Déjeté, incomplet, avec des moignons en guise de jambes, il n’a conservé d’intacts que les bras et la tête. Mais elle est singulièrement expressive, cette tête où toute la vie, à l’étroit dans le corps, semble s’être réfugiée. Encadré de boucles grisonnantes, le visage est d’une beauté douloureuse et quasi tragique, avec laquelle contrastent la douceur, le velouté caressant des yeux, embrumés comme d’une flottante vapeur de songe. Je parlais tout à l’heure de tournois bardiques : Augustin Pico est le barde d’Izéna. Aède et rhapsode tout ensemble, il ne chante pas seulement ses inspirations personnelles, mais celles aussi des Homérides locaux qui l’ont précédé, au cours des siècles, et dont il se tient pour le légataire pieux, en même temps que le continuateur. Toute la somme poétique de l’île vit, emmagasinée dans sa mémoire. Par là, ce gnome est bien le gardien d’un trésor. Par là également s’explique l’espèce de vénération que les insulaires lui témoignent. Ce sans famille est de toutes les fêtes, de toutes les solennités familiales. Pas de baptême ni de noces où il ne soit invité. C’est lui qui s’avance en tête du cortège et qui rythme la marche en chantant, balancé entre ses deux piquets de bois ; lui encore qui, dans les veillées funéraires, improvise, au chevet du lit de parade, la mélopée d’usage en l’honneur du mort. Averti de notre venue, il s’est mis en frais pour nous et, d’une voix chaude, au timbre mordant, il entonne, en une sorte de psaume tantôt lent et tantôt fougueux, l’éloge de son île, « l’île des îles, pur joyau de la mer profonde, terre unique dont on ne saurait dire quel est son plus beau fleuron : la grâce fière de ses filles ou l’intrépidité de ses gars ! ... »

— Si nous l’emmenions ! propose quelqu’un de la bande.

Il est entendu qu’il nous accompagnera jusqu’à Vannes ; et, juché sur ses béquilles, la figure tout illuminée d’aise, il dévale à notre suite vers Lômiquel.


V

Attablés dans une spacieuse cour d’auberge, parmi des bosquets de lauriers et d’hortensias géans, nous avons goûté un far