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matin, la nouvelle se précise, s’affirme, devient certitude, et l’enthousiasme éclate formidable.

Le Directoire, fâché que Bonaparte ait devancé ses ordres aujourd’hui que la frontière est sauve, se résigne à notifier le fait aux Conseils, en post-scriptum d’un message où il est longuement parlé de Castricum. Quand les messagers d’Etat, chargés de porter la communication, quittent le Luxembourg et traversent les rues, une foule de citoyens se joint à eux, avec des musiques ; elle fait irruption à leur suite dans l’enceinte législative, pousse des clameurs ; les musiques jouent ; c’est un délire général. Une autre partie de la population voit à ce moment passer les trophées vivans de nos victoires en Suisse, une longue colonne de prisonniers russes défilant sur les boulevards, traversant les Champs-Elysées, et ce spectacle la surexcite encore. Le soir, dans les théâtres, la nouvelle du retour de Bonaparte, annoncée sur la scène, est accueillie par des bravos, des trépignemens fous : « On boit à son retour jusque dans les cabarets ; on le chante dans les rues. » Le retour miraculeux est devenu la pensée, la conversation, l’émotion, la joie de tous ; les yeux se mouillent ; les mains se cherchent et se joignent : c’est un ensemble d’effusions comparables à celles qui ont signalé les débuts de la Révolution, un élan des cœurs, un épanouissement des âmes. Le matin. Béranger très jeune, ignorant la nouvelle, était entré dans un cabinet de lecture ; on s’attable, on ouvre les journaux ; la nouvelle y est ; d’un mouvement spontané, tous les assistans se lèvent et s’embrassent.

D’un bout à l’autre de la France, le frisson se communique, la vibration s’étend. Aux ivresses du Midi, au sursaut de Paris, répondent des fêtes improvisées dans les principales villes. On célèbre les victoires d’hier et l’insigne événement qui en promet d’autres ; pour un instant, l’unanimité nationale semble se refaire sur un espoir, sur un nom.


VI

Quel est donc le sens vrai de cet extraordinaire mouvement ? Est-ce enfin la poussée césarienne qui se fait, qui se prononce irrésistiblement et va tout emporter ? A considérer les témoignages de près, à se remémorer les passions et les besoins de l’époque, à se replacer dans l’air ambiant, il semble que l’élan de la nation