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où le parti royaliste était nombreux, organisé, impatient.

Nos départemens frontières sentaient le péril. L’Alsace, le Dauphiné, la Provence commençaient à craindre. Souvorof et ses Russes occupaient terriblement l’imagination populaire ; on se les figurait des géans barbares, invincibles, irrésistibles, la grande réserve du Nord s’abattant sur la France. Nos paysans comprenaient que l’invasion étrangère serait encore pour eux le pire des fléaux, la calamité suprême, mais où étaient la confiance, l’ardeur nécessaires pour la repousser ? Çà et là, quelques restes d’énergie se manifestaient, nulle part, un mouvement d’ensemble, rien de cet élan de 1792 et de 1793, qui avait fait de la France en furie, dressée contre l’étranger, une chose épouvantable et grande. Et pourtant des réserves profondes de vitalité, des trésors de vigueur cachée subsistaient en ce peuple de France, mais ces forces somnolaient, sans direction, sans commandement, sous un régime déprimant et honni. Les classes jadis aisées, odieusement traitées, se préparaient à recevoir, à fêter peut-être le conquérant libérateur. A la tribune des Cinq-Cents, un député dénonçait avec indignation le fait suivant : les demoiselles de Marseille apprenant le russe afin de pouvoir converser plus facilement avec les officiers de l’armée d’invasion.

A Paris, où l’on était plus loin de l’ennemi, on craignait surtout que la violation des frontières n’amenât une recrudescence du péril intérieur et des jours affreux. Les vaincus des 27 -et 28 fructidor, c’est-à-dire les Jacobins, ne se résignaient pas à leur défaite ; ils cherchaient, préparaient leur revanche. Le bruit courait qu’ils faisaient appel à leurs affidés des départemens, qu’ils avaient convoqué le ban et l’arrière-ban du parti. Des inconnus, des arrivans à mine sinistre, se faufilaient dans la ville ; on les apercevait le soir, rôdant par les rues. Ils se réunissaient, disait-on. en conciliabules secrets, avec signes convenus et rites mystérieux : « Ce sont des espèces de loges maçonniques, » écrivaient les journaux. Paris tremblait chaque jour de se réveiller le lendemain sous le coup d’une surprise affolante, d’un massacre dans les prisons, d’un envahissement des barbares. La police arrêtait beaucoup de monde ; de temps à autre, Fouché faisait saisir illégalement un journal, qui continuait la lutte sous un autre nom ; le Journal des Hommes libres en était à sa troisième transformation ; il s’appelait maintenant le Journal des Hommes, tout court. Le gouvernement se donnait ainsi l’odieux de l’arbitraire