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d’accepter les antinomies particulières qui se produisent, dans la société actuelle, entre capitalistes et travailleurs. Il y en a une qui domine toutes les autres. Le capitaliste se propose de réaliser personnellement le plus grand bénéfice possible dans le temps le plus court possible : il n’a pas de vues lointaines et universelles ; c’est donc pour un bref délai qu’il achète le travail des ouvriers, et il est obligé par la concurrence à tirer d’eux le plus qu’il peut, fût-ce aux dépens de leur santé. Le contrat de travail est un « contrat à brève échéance, » et le capitaliste ne peut se préoccuper que de l’intérêt immédiat. De là, pour la société entière, une perte d’énergie, puisque l’énergie vitale du travailleur, sa vie même et sa fécondité diminuent par l’effet d’une dégénérescence plus ou moins grande. C’est ce qui motive, malgré l’école de Manchester et ses théories abstentionnistes, l’intervention de la société pour protéger par la loi le travailleur, pour maintenir les conditions d’équité dans les contrats de travail, pour empêcher l’exploitation, même involontaire, de l’homme par l’homme. Mais de là au collectivisme, quel fossé à sauter ! Et la logique, comme la nature, non facit saltus. Si les vues du capitaliste ne sont pas assez lointaines, les vues de la société le sont trop. Entre les travailleurs pressés par le besoin présent et la société toute tournée vers l’avenir, les propriétaires jouent un rôle utile, à la condition que la loi les empêche de franchir les limites de la justice ou d’aboutir à des monopoles sans concurrence possible.

Il est une autre vérité que le socialisme a raison de rappeler : la puissance du capital et des machines n’est pas une force exclusivement individuelle ; c’est une force devenue sociale, que cependant s’approprient en grande partie des individus plus fortunés. Mais tout ce qu’on eu peut conclure, nous l’avons vu, c’est encore que la société a ici le droit d’intervenir pour protéger les individus les uns contre les autres, pour empêcher les accaparemens, les agiotages, les exploitations injustes, surtout pour prélever et récupérer, sous forme d’impôts, la part vraiment sociale. Est-ce une raison pour tout prendre ou tout rendre commun ?

La mise en commun de tous les capitaux aboutirait toujours elle-même à un problème final de répartition, et, s’il y a aujourd’hui d’odieuses injustices dans la répartition par voie de concurrence individuelle ou d’association libre, il y en aurait aussi dans toute répartition autoritaire par la société, c’est-à-dire par l’administration, c’est-à-dire par les citoyens fonctionnaires de