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Mit Golt für Kœnig und Vaterland, telle est la devise que Bismarck a adoptée dès son entrée au Landtag, dès 1848, et à laquelle il rapporte et raccorde sa devise héraldique même : In trinitate robur. Il faut, Dieu veut, et Bismarck veut avec Dieu, pour le Roi et pour la Patrie. Mais quel est donc ce Dieu de Bismarck ? C’est le Dieu « qui est avec nous, » le Dieu prussien et luthérien de la nation allemande : « un ferme rempart est notre Dieu ; » — le Dieu des belles occasions, des grandes guerres et des grandes œuvres, qui tire de la puissance un droit, de la nécessité une morale, du succès une justice ; le Dieu de fer et de sang, qui veut le bien de l’Etat, interprété et réalisé à tout prix par un homme d’Etat, qui est « Moi. » Et ce n’est certes pas le Dieu de tous les hommes, mais c’est celui du Prince, le Dieu fort de l’Homme fort.

Or, Bismarck est le Prince, l’Homme fort. Ses faiblesses, sans doute, il les eut, et il eut ses misères, nous ne les avons pas cachées : les crises de larmes, les emportemens, les attendrissemens, les désirs, les regrets, les envies, les dégoûts, les alternatives rapides de fièvre et d’abattement, les désespoirs subits, les folles pensées de fuite ou de suicide, et comme ces démissions de toute la personne physique et de toute la personne morale ; mais ce sont justement les misères et les faiblesses de l’Homme fort, les mêmes que connurent un Richelieu, un Cromwell, un Napoléon. C’est, dans tout homme, la part de l’humanité et presque de l’animalité ; mais justement celui-là est l’Homme fort entre les autres, celui-là est Napoléon, Cromwell, Richelieu, — ou Bismarck, — qui domine le mieux ces faiblesses et réduit le plus cette part, qui réussit davantage à se faire, selon le point de vue, plus qu’humain ou moins qu’humain, en tout cas extra-humain. — Et néanmoins, que nul n’y réussisse absolument, qu’il reste de l’homme dans l’Homme fort, et qu’il en souffre, et qu’il souffre, c’est peut-être la revanche, la vengeance de l’humanité. Le Prince, oui ; l’Homme fort, oui ; mais toujours et tout de même un homme.


CHARLES BENOIST