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La nouvelle d’une aggravation dans l’état du vieux maréchal n’eut pas été plus tôt divulguée que l’on se préoccupa de lui donner un successeur. Il fallait s’attendre à voir les amis de Lauzun mettre en avant sa candidature : ils n’y manquèrent point. Beauharnais, écrivant le jour même à Valenciennes, disait à ce sujet : « L’opinion publique est toujours que M. de Rochambeau ne partira pas et que ce doit être vous ou M. d’Estaing qui devez commander l’armée. J’ai passé la soirée hier chez Cond... avec l’abbé Si...[1], la députation de Bordeaux, etc. Ils désirent tous que vous ayez en chef le commandement de l’armée du Nord... »

Il existait cependant à la réalisation de ce vœu un obstacle difficile à surmonter. C’était le vote rendu par la Constituante en se séparant, c’était le décret décidant qu’une charge officielle ne pouvait être conférée à aucun de ses membres pendant tout le temps où la nouvelle Assemblée serait en fonctions. Et il ressortait de ce vote, d’après l’interprétation admise en 1792, que Lauzun, ancien député du Quercy aux États-Généraux de 1789, pouvait bien remplir à l’armée du Nord les fonctions de son grade, mais demeurait inhabile à y exercer, à moins que son ancienneté ne l’y appelât, un commandement comportant l’envoi de lettres de service spéciales telles que les provisions de général en chef. Les amis de Biron, en gens la plupart rompus aux finasseries du langage législatif, cherchèrent comment on pourrait tourner la difficulté, la façon dont il serait permis d’éluder une loi due sans doute à un sentiment généreux de désintéressement, mais dont les conséquences fâcheuses commençaient à se faire sentir. Ce fut Talleyrand qui trouva l’expédient. « Il est positivement décidé, mon cher Lauzun, écrivait-il le 5 avril, que votre général Rochambeau ne retourne pas. Il traînera ici, parlera d’eau dans la poitrine, sera à la veille de partir... et restera ; c’est de son intérieur qu’est tiré tout ce que je vous dis là. Il faut que ce soit vous qui commandiez si l’on fait quelque chose ; dites-moi quel est le moyen, c’est-à-dire dites-moi quel est plus ancien pour qu’on l’envoie ailleurs. Vous savez bien qu’en vertu de votre charmant décret de la Montagne, vous ne pouvez rien commander que par ancienneté ; ainsi il faut se défaire de tout ce qui est plus ancien que vous. Mon opinion est que vous allez être d’ici à quinze jours dans la plus grande activité ; on attend la réponse du cabinet de

  1. Sans doute Condorcet et Siéyès.