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C’est l’heure incomparable au désert. Avec la tombée des ombres, le silence devient plus solennel ; les horizons plus nets semblent plus lointains, et plus immobile est l’immense campagne que n’agitent plus les mirages. Notre troupe est là, groupée en un point infiniment petit des grandes étendues grises, entourées d’étendues fauves. Déjà la plaine est assombrie ; seuls les sommets des dunes rougeoient, comme des braises restant de feux éteints. Dans le ciel uni, limpide, sans nuages, profond, transparent, le soleil descend pas à pas, globe à la circonférence précise, petit ballon coupé en deux par la fine ligne noire de l’horizon ; son reflet brode d’un galon d’or les contours des hommes et des bêtes, et les ombres des chameaux s’allongent démesurément.


Voilà que Bou-Djema recommence sa comédie d’hier soir ; il veut camper ici, au lieu de gagner, à une dizaine de kilomètres, le lieu d’étape indiqué. Nous perdrions ainsi un jour, car nous ne pourrions demain atteindre Hassi-el-Hadadra. Aussi, malgré toutes ses protestations, je refuse de m’arrêter et, après avoir abreuvé nos bêtes assoiffées, nous repartons, plus échelonnés, vers le Nord.

Auprès du puits, trois ânes pleurent, trois pauvres ânes maigres et pelés, abandonnés ici, tout seuls, destinés à la mort inévitable par la faim et par la soif. D’où viennent-ils, ces malheureux animaux ? Nous essayons de les approcher ; mais ils ont peur et se sauvent. Alors, avant de partir, je fais tirer un peu d’eau pour eux et, en nous éloignant dans la nuit, nous entendons longtemps leurs braiemens lamentables. Dans quelques jours, elles seront mortes, les pauvres bêtes inoffensives, et leurs squelettes blanchiront, près de ce puits dont elles n’ont pu atteindre l’eau, au milieu de ces carcasses de chameaux qui pourrissent aux alentours, dans ce désert destructeur.

En pleine nuit, nous atteignons enfin le gîte d’étape et nous campons entre deux hautes dunes, que la lune fait toutes blanches.


22 Octobre.

Ce matin, le départ a lieu longtemps avant le jour, sous les étoiles, dans la nuit bleue. Ce sera. aujourd’hui notre plus longue étape : cinquante kilomètres, dans les sables ininterrompus. Nous prévoyons une marche interminable et une terrible lassitude.