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venant exclusivement de leur récolte. On admettait que ces propriétaires limiteraient leur production aux besoins de leur consommation personnelle, et se borneraient, selon la forte expression de M. Debove, à s’empoisonner d’alcool, eux et leur famille. Mais il n’en a rien été. Au lieu de distiller leurs seules récoltes, ils ont brûlé celles de leurs voisins ; ils ont mis en œuvre toutes les matières qui pouvaient entrer dans leurs alambics ; ils ont acheté des fruits, et quelquefois des graines et des racines. Ils ont, ainsi, jeté clandestinement, dans la circulation, affranchies de tous droits, et en concurrence déloyale aux eaux-de-vie de commerce, soumises à l’impôt, de grandes quantités d’alcools impurs, éminemment nuisibles à la santé publique. Et, par suite, les conséquences de cette législation de privilège se résument, outre une violation du principe démocratique d’égalité, dans l’extension de la fraude et dans le développement de l’alcoolisme. Le nombre de ces distillateurs occasionnels, de ces bouilleurs de cru affranchis, n’a pas tardé à s’élever de plus en plus. Ils étaient 150 000 au début : ils sont aujourd’hui 800 000.

C’est sous l’influence de ces mesures législatives néfastes que le fléau alcoolique s’est développé et a finalement atteint le degré intolérable que l’on constate aujourd’hui. Il n’est plus possible de s’en dissimuler l’étendue et la profondeur. Les médecins, les moralistes, les économistes eux-mêmes ont poussé un cri d’alarme qui doit être entendu. Il faut envisager le mal dans sa cruelle réalité. Il s’agit pour notre peuple de décider s’il accepte la déchéance et la dégradation qui le menace, ou s’il est capable de secouer enfin sa funeste torpeur, de briser les chaînes dont les intérêts mercantiles l’ont enlacé, et de se relever sain de corps et d’esprit, rajeuni et régénéré dans sa primitive vigueur.

Les méfaits de l’alcool sont bien connus. Le mot d’alcoolisme, qui les résume, a été créé en 1849 par le savant suédois Magnus Huss qui avait pu les observer dans son pays, alors qu’ils étaient presque inconnus dans le nôtre. Depuis ce temps la médecine les a patiemment étudiés dans toutes leurs manifestations, leurs conséquences proches et lointaines, leurs répercussions physiques et morales. Les philosophes, les moralistes, les criminalistes en ont étudié l’influence au point de vue social. D’autres en ont signalé les résultats économiques. Ainsi s’est constitué, en quelque sorte pièce à pièce, le dossier de l’alcoolisme. C’est ce dossier que