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front large et fuyant, ses yeux gris et vifs sous les arcades sourcilières proéminentes, le faisaient ressembler à un chasseur d’Afrique. Il pouvait travailler au milieu du tumulte. Il s’est représenté entre de bruyans amis, dans son atelier où l’on faisait de la musique et même de l’escrime sans paraître le déranger.

On racontait des prodiges de son habileté. Des caricatures le montraient à cheval, le pinceau à la main, brossant une immense toile au galop. On le disait ami intime de l’empereur de Russie et du roi Louis-Philippe qui, par une porte secrète, entrait parfois sans bruit dans la vaste salle qui, à Versailles, lui servait d’atelier. Un jour que l’auguste Majesté s’absorbait dans une distraction, Horace, non averti de sa présence, tout au feu de l’improvisation, l’avait, dans un malencontreux élan de recul, culbuté sur son royal revers ! On racontait cela et bien d’autres niaiseries qui font grand effet sur les badauds, puis des faits plus sérieux : « Il avait refusé de faire le portrait d’un riche financier et il donnait, à des soldats, des pages arrachées de son album. » Le sergent Cordier, natif de Courrières, et qui figure dans la Bataille d’Isly, m’a montré son portrait dessiné par le grand peintre et qu’il tenait de lui. On fit aussi grand bruit du portrait du Frère Philippe, de la Doctrine chrétienne, peint gratis, où l’on admira surtout une branche de buis accrochée au mur, près d’une fente qui par son illusion fit ébahir tous les bourgeois de Paris.

Jamais artiste ne fut plus populaire. On l’aimait donc en même temps qu’on l’admirait, surtout depuis ce deuil qui était venu assombrir tout ce bonheur, la mort de sa fille, dont on vantait partout l’intelligence et la beauté, et que l’on se montrait avec attendrissement, dans cette Judith maintenant au Louvre, Mme Paul Delaroche. Je m’étais laissé prendre à l’enthousiasme général. Je me souviens, bien que j’aimasse Thoré, combien je protestais en lisant, dans son Salon de la Démocratie pacifique, cette phrase irrévérencieuse à propos de la Prise de la Smalah qui tenait tout un côté du salon carré du Louvre : « Les Noces de Cana de Paul Véronèse doivent étouffer sous ce pâle linceul. »

J’étais alors en Belgique. Lorsque dans ce pays on parlait des peintres français, c’était toujours Horace Vernet que l’on plaçait au premier rang. Et quand je fus à l’école des Beaux-Arts, et que je vis, pour la première fois, arriver dans la cour l’illustre professeur, je ressentis une impression de reconnaissance de ce qu’il daignât descendre d’une si haute gloire pour s’intéresser à