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en notre temps, ont mieux connu les intérêts les plus généraux de la politique européenne, en ont traité avec plus de clarté, de précision, et d’esprit.

Aucune question ne lui était étrangère ; et qu’il fallût parler des Progrès de la Russie dans l’Asie centrale ou de la Réconciliation de M. de Bismarck et du Saint-Siège, il s’y trouvait toujours également préparé. Le romancier, je veux dire ici le moraliste et le psychologue, reparaissaient dans la connaissance qu’il avait des caractères, dans les analyses qu’il faisait des vrais mobiles des actions des hommes, — des Gladstone et des Disraeli, des Bismarck et des Cavour, des Alexandre et des Guillaume, des Gordon et des Garibaldi.

Il aimait encore à suivre, dans leurs explorations à travers l’Afrique inconnue, les pionniers hardis ou persévérans qui ouvraient alors le continent noir à la pénétration européenne ; et je dirais. Messieurs, que c’était en lui le goût persistant des aventures héroïques, si ce n’avait été plutôt encore pressentiment de l’avenir, et constante préoccupation de l’influence, de la grandeur, de la prospérité de la France. Car cette patrie, qu’on lui avait rendue, ou qu’il avait reconquise, il l’aimait profondément, et c’était bien à elle que se rapportaient tous ses travaux. Il l’avait « préférée, » à l’heure de la défaite ; et il aimait à développer les raisons de sa préférence, toujours prêt à nous rassurer quand, avec cette manie de dénigrement, qui est chez nous la contre-partie d’une vanité nationale quelquefois excessive, nous prenions plaisir à nous effrayer de la « supériorité des Anglo-Saxons » ou de l’accroissement de l’influence allemande dans le monde. « Ah ! qu’on en veut par momens à M. Cherbuliez, — s’est écrié quelque part un de ses plus anciens et de ses plus fidèles amis, Edmond Scherer, — et que n’eût-il été, si la volonté ou la destinée, fata aspera, lui eussent permis de devenir tout ce qu’il était ! » Il songeait surtout à Valbert ! et nous, Messieurs, quel plus bel éloge en pourrions-nous faire que de rappeler, qu’en étant tout ce qu’il était et tout ce que je viens d’essayer de dire, quelques-uns ont cependant pu croire qu’il avait manqué sa destinée ?

Mais non ! et jetés eux-mêmes par les circonstances dans la politique active, ils ignoraient, quand ils parlaient ainsi, ce qu’il y avait de désintéressement dans l’âme de Victor Cherbuliez. On ne lui a jamais entendu, que je sache, exprimer d’autre ambition que celle d’être et de demeurer jusqu’à son dernier jour ce qu’on appelle un « homme de lettres ; » et il n’a jamais pensé qu’il y eût un rôle plus enviable au monde que celui d’éclairer, d’avertir, et de guider l’opinion.