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« Venez me voir à Sorrente, écrivait-il à M. de Seydlitz en 1877 : vous trouverez un homme très simple, et qui n’a pas une bien haute opinion de lui. » Quelques années plus tard, le même homme engageait son ami à aller en pèlerinage à Rapallo, « ce lieu sacré où est né le livre des livres, Zarathustra. » Il écrivait à M. de Seydlitz : « Entre nous soit dit, il n’est pas impossible que je sois le premier philosophe de ce temps, ou plutôt quelque chose de plus, et que je constitue le lien décisif et mystérieux qui relie l’un à l’autre deux milliers d’années. » Passant par Florence, dans l’automne de 1885, il racontait qu’il avait vu un astronome italien qui savait par cœur son Humain, Trop humain. Une autre fois il se demandait « quelle Sibérie assez terrible l’Europe allait pouvoir inventer » pour l’y exiler. Et il avouait que son « ressentiment » contre l’esprit allemand lui venait du peu de succès de ses livres en Allemagne : « L’atmosphère morale de ce pays souffle contre moi, cela n’est pas douteux. »

Mais voici qui est encore plus caractéristique : ce sont des réflexions de Nietzsche sur Heine, Byron et Shakspeare, citées par Mme Fœrster-Nietzsche dans une très intéressante étude sur les diverses influences qu’a subies son frère[1].


La plus haute image du poète lyrique — écrit Nietzsche, — c’est Henri Heine qui me l’a donnée… Et comme il possédait sa langue allemande ! Heine et moi, nous sommes à beaucoup près les premiers artistes de la langue allemande : un jour viendra où tout le monde le dira.

Du Manfred de Byron je suis proche parent. Je sens dans mon âme les mêmes abîmes… Les Allemands sont incapables de toute conception de la grandeur : preuve, Schumann. J’ai, par mauvaise humeur contre ce doucereux Saxon, composé une Contre-ouverture pour Manfred, dont Hans de Bülow m’a dit que jamais rien de pareil n’avait été fait en musique.

Quand je cherche ma plus haute formule pour définir Shakspeare, je trouve toujours celle-ci : qu’il a pu concevoir le type de César. Un tel type, on ne le devine pas : on l’est ou on ne l’est pas. Le grand poète ne crée que de sa propre réalité, jusqu’au point où il ne parvient plus à se tenir en dehors de son œuvre… Quand j’ai jeté un coup d’œil dans mon Zarathustra, je marche, une demi-heure, de long en large, dans ma chambre, incapable de maîtriser les sanglots qui m’étranglent… Je ne connais pas de lecture plus déchirante que celle de Shakspeare : combien un homme doit avoir souffert pour devoir se divertir de cette façon !… Pour concevoir Hamlet, il faut être philosophe… Et je suis instinctivement sûr que lord Bacon est l’auteur de cette littérature extraordinaire… Après tout, que savons-nous de lord Bacon ? Et puis au diable, messieurs les critiques ! Supposons que j’aie baptisé mon Zarathustrra d’un nom étranger, que je l’aie, par exemple, signé Richard

  1. L’étude de Mme Fœrster-Nietzsche sert de préface à une traduction allemande de l’ouvrage de M. Henri Lichtenberger sur la Philosophie de Nietzsche.