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les mains sur les hanches, vont d’une marche alourdie, mais gracieuse encore, ondulante et calme, avec d’énormes tas de légumes dans de grands paniers plats sur la tête ; elles portent le corselet rouge, bleu, vert ou jaune ; les plus vieilles gardent sur la poitrine une broderie d’or ou d’argent ; de larges anneaux pendent aux oreilles... Ce sont là, si l’on veut, des Romains et des Romaines, mais des Romains et des Romaines de la campagne et non de la ville. Ce sont des paysans ; ce ne sont pas des Romains de Rome. Et de même au Campo de Fiori, une petite place proche du Palais Farnèse, où se tient chaque mercredi, autour de la statue de Giordano Bruno, un marché de légumes, de volailles, de drap et d’antiquités plus ou moins authentiques. De même encore sur les marches de l’escalier qui conduit à l’église Santa Trinità de’ Monti, tout près de la villa Médicis : c’est là qu’attendent au clair soleil, dans les parfums de fleurs qui montent de la place d’Espagne, les modèles pour peintres et pour sculpteurs. Ils sont déguenillés et coquets. Les enfans, en vestes de velours, s’agacent et crient. Les hommes, en culottes courtes, les jambes entourées de bandelettes, somnolent. Les jeunes filles, la tête couverte du châle plié, ont de grands yeux noirs, doux et tristes même quand elles rient. L’impression est souvent charmante, et l’on est ravi. Mais on n’en est pas mieux renseigné. S’il y a bien parmi ces modèles quelques Romains et quelques Romaines, il y a aussi et surtout des gens des Abruzzes et de la Calabre.

Pour s’instruire mieux ou plus sûrement, il faut avoir plus de patience, se concilier des amitiés compétentes, et se faire conduire au Trastevere. Car, des Romains, il y en a dans tout Rome ; mais ils s’y mêlent au reste de la population, qui est pour la plupart d’origine provinciale, en particulier dans les quartiers les plus pauvres, celui de San Lorenzo et celui des Prati di Castello, qui ont recueilli une foule d’ouvriers, maçons, charpentiers, menuisiers, attirés naguère par la grandeur naissante de la nouvelle capitale, bientôt déçus, et réduits aujourd’hui à la plus horrible, à la plus indescriptible des misères. Au Trastevere, au contraire, entre la rive droite du Tibre et le Janicule, il n’y a que des Romains de vieille, de très vieille date, et qui se sentent chez eux. Là est le refuge des mœurs et des traditions romaines. La situation du quartier, son isolement au delà du fleuve, le défend mieux de la contagion des habitudes banalement européennes ; et, d’autre part, les Trastévérins sont trop fiers de l’être pour abdiquer volontairement