Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marbre. La cérémonie évolue autour de l’autel avec une pompe orientale et presque catholique. Les chapes et les dalmatiques resplendissent, et des voix rauques psalmodient un hymne hindou. Les femmes, vêtues de soie brillante, couvertes de jade et d’or, le visage poudré et les yeux d’une douceur infinie, chancelant sur leurs moignons, s’approchent d’un prêtre, lui achètent des cierges parfumés et des prières, ou, de leurs jolies mains pâles, agitent près de l’autel les baguettes de la bonne aventure. J’ai vu au temple de Kouanyin, déesse de la Miséricorde, une petite Chinoise de six à sept ans, qu’une vieille femme portait suspendue à ses épaules. L’enfant qu’on n’avait pas fini d’estropier ne pouvait marcher encore. Elle était vêtue d’une robe bleue brochée d’or et d’argent ; ses cheveux plantés d’épingles et de fleurs se relevaient en éventail. Sa figure allongée, la charmante indécision de ses traits, sa bouche près d’éclore, ses yeux si câlinement obliques faisaient d’elle comme un rêve à peine ébauché de séduction féminine. Elle contemplait la déesse qui tient dans ses bras un enfant dont les pieds ne furent point mutilés, et lui demandait sans doute de hâter la fin de son supplice. Elle me considéra un instant, presque effarouchée, puis elle se détourna dans un demi-sourire. Et je lui fus reconnaissant de ne point m’insulter ni de ne pas cracher par terre en signe de mépris.

C’est un des rares visages qui m’aient frappé dans ma course à travers ce pandémonium chinois. Mais je revois encore les yeux d’assassins qui se ruèrent sur nous, quand nous eûmes franchi le seuil de la prison et que les gardes-chiourme nous eurent introduits en face des détenus qui croupissaient au fond d’une cour nauséabonde. Ils surgirent avec un fracas de chaînes. L’Européen leur produisait le même effet que derrière leurs barreaux la présence de l’homme aux bêtes sauvages. Ils étaient exténués de misère et atroces. Au dehors la foule nous attendait, provocante, cette même foule qui le jour des exécutions se dispute le cœur des suppliciés pour y manger du courage. Des rôdeurs aux prunelles sinistres nous jetaient des enfans dans les jambes, prêts à tomber sur nous si ce jeu nous exaspérait. Notre guide nous fit battre en retraite ; et nous nous perdîmes de nouveau dans les sentines dédaléennes. De temps en temps, des cris éclataient, refoulant la multitude jusqu’au milieu des échoppes ; et des hommes, les uns en bleu, les autres en rouge, le parasol ouvert, précédaient et suivaient au pas accéléré la litière pompeuse d’un