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désirent. Les Macaïstes jouent aussi, mais avec la névrose européenne. Ils s’agitent, ils tremblent, ils invoquent les saints et le diable, ils sont dans la main du croupier et sous son bol. J’en vis un, tout jeune, figure bistrée, les cheveux plats perlés de sueur, des yeux de bête à la randonnée. Ses mains sous la table fouillaient fébrilement dans une liasse de billets de banque. Chaque fois qu’il poussait sa mise à la lumière, il marmottait une prière et il ébauchait un signe de croix. Quand il fut sur ses fins et forcé, il tira ses mains de l’ombre et les étendit devant lui, comme des choses molles et palpitantes, et il restait là, désemparé, anéanti, au milieu des Chinois impassibles, dans ce bouge dont le fermier, accrédité par le Leal Senado, ancien forban de la côte, en fit tant et tant que, s’il retournait à Canton, la police chinoise le mettrait à la cangue.


Canton, 13 novembre 1897.

Nous habitons depuis trois jours un îlot paisible dans une rivière tumultueuse, à quelques pas du plus effrayant cloaque où l’homme ait jamais logé sa misère. L’îlot, que deux ponts relient à la cité chinoise, ombragé de grands arbres, décoré de jardins et de pelouses, et traversé dans sa longueur par des avenues dont les villas et les hôtels déploient des galeries à colonnades et déroulent de larges perrons, ressemble aux quartiers silencieux et riches de nos villes d’Occident. C’est comme une villégiature suburbaine d’industriels et de manufacturiers. La concession anglaise, où résident moins d’Anglais que d’Allemands, en occupe la plus belle partie. La nôtre est habitée d’une petite colonie de Lyonnais commissionnaires en soieries, aimables, hospitaliers et qui savent unir à la correction britannique la belle humeur de la terre de France. Cette solitaire île de Shamin, au centre même du monde chinois, produit tour à tour l’effet d’une oasis et d’une prison. L’Européen vit dans ses bureaux, au club ou sous sa véranda. Je n’y ai rencontré que de rares Célestes qui se hâtaient vers un rendez-vous d’affaires, des boys qui promenaient le chien de leur maître, quelque vieille servante poussant une voiture de bébé, des Parsis taciturnes qui, du banc de bois où ils goûtaient la fraîcheur du soir, fixaient sur la ville chinoise le feu sombre de leurs prunelles juives. Parfois, derrière la grille d’un jardin, dans le cadre d’une fenêtre, une Européenne apparaît, blonde et pâle, anémiée par le climat, tout l’ennui de l’exil sur les paupières.