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du personnage : elle le dépasse et le déborde, ou plutôt elle l’écrase du premier coup. Mais, du premier coup aussi, elle s’élève au-dessus de la convenance particulière, qu’elle méprise. Elle atteint à la beauté générale, absolue, qui ne dépend en quelque sorte ni de la parole, ni du sujet, qui n’a d’autre cause et d’autre fin que soi. C’est en soi, rien qu’en soi, qu’une telle mélodie est admirable. Et pourtant elle nous emporte plus loin, plus haut qu’elle-même, plus haut surtout que la pauvre petite mélodie française. Elle possède justement l’espèce de poésie dont son humble sœur est dépourvue : elle a le charme mystérieux et le frisson de l’infini.

Par la profondeur et pour ainsi dire le lointain, cette page est unique dans la Cenerentola. Le reste n’est qu’éblouissant. Les incessantes vocalises rendraient sans doute un peu difficile l’audition de la Cenerentola ; peut-être même en rendent-elles l’exécution impossible : cette musique-là ne saurait se passer d’être chantée, et très bien. Mais, nonobstant les vocalises, que dis-je, quelquefois des vocalises mêmes l’esprit et la joie sortent comme un torrent. Oui, comme un torrent, et non plus, ainsi que de la Cendrillon française, comme un filet. La Cenerentola n’offre pas trace de sentiment ou de féerie : tout y est tourné au comique et très souvent à la charge. Parti pris sans doute, mais pris et soutenu avec une verve intarissable, avec une insouciance, un naturel, un génie enfin, dont le signe ou plutôt la nature même est l’abondance, et non la pureté.

Il y a dans la Cenerentola des choses misérables ; il y en a d’exquises et qui rappellent Mozart ; il y en a de puissantes et grandioses à force d’être bouffonnes : l’air fameux de Don Magnifico ou certaines confidences faites au prince par Cendrillon, touchant le remariage de son père, sa marâtre, ses demi-sœurs et le désordre de la famille, tout cela court, tout cela chante, tout cela parle et rit, tout cela est vivant. Et le principal élément de cette vie est la rapidité. L’esprit, en musique, consiste le plus souvent dans la vitesse. La musique italienne est peut-être la plus spirituelle, parce qu’elle est la plus prompte ; polyphonique à sa manière, elle aime beaucoup de notes de suite ; la musique allemande préfère beaucoup de notes à la fois.

Et pourtant, c’est à propos de la Cenerentola que Stendhal écrivait : « La musique est incapable de parler vite. » Il est vrai qu’un peu plus loin il définit un des morceaux du même ouvrage « une des choses les plus entraînantes que Rossini ait écrites dans le style vif et rapide où il est supérieur à tous les grands maîtres, et qui forme le trait saillant de son génie. » Mais Stendhal n’aima jamais, hormis deux ou trois