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Pauvre grand artiste ! ta face ravagée expliquait tout cela, ta face sublime selon les dramaturges que tu n’aimais pas, laide pour le monde que tu recherchais, ta tête de souffrance, ta tête de lion malade... Tu fus malheureux, car tu fus le persécuté de ton génie. En vain tu rêvas la beauté pure, elle t’a fui. Le Dante, les Massacres de Scio, l’Entrée à Constantinople, le Naufrage de Don Juan, l’Assassinat de l’Évêque de Liège, le 1830 et par-dessus tout le Boissy d’Anglas, tels sont les drames superbes dont l’infinie puissance, ô révolutionnaire à l’existence si rangée, t’assurent une des plus belles gloires de l’art ! Le romantisme dans les lettres et dans la musique inspira plus d’un génie, mais, en peinture, Delacroix me semble son seul représentant vraiment illustre. Il n’eut pas d’élèves qui le continuèrent. Il ne commençait rien, il réalisait la plénitude d’un art très particulier.

Les Johannot, les Devéria, Louis Boulanger, à qui Victor Hugo et Théophile Gautier consacrèrent des odes célèbres, et tant d’autres, qui firent du bruit jadis, n’ont plus pour nous de signification vivante. On ne regarde guère aujourd’hui cette fameuse Naissance de Henri IV qui passionna un instant l’opinion.

Le camp des romantiques chercha en vain à ériger en système, à établir en théorie ce qui était insaisissable, pure émanation géniale. On fit grand tapage, on se disputa pour des nuances à peine appréciables. Les plus ardens portèrent des cheveux démesurément longs, des pourpoints, des souliers à la poulaine ; rien n’évoqua l’inspiration féconde ; tout était dit par le maître ; il n’y avait plus rien à trouver dans sa voie et l’on fut réduit à des imitations nulles d’intérêt. Cependant des talens mixtes cherchaient à concilier la couleur de Delacroix avec la forme des dessinateurs. Nous les retrouverons plus loin.

J’ai hâte d’arriver à un artiste d’une intransigeance étroite, digne de se dresser comme adversaire devant le grand romantique qu’il combattit tout en répudiant les préceptes de son propre maître David. Il s’agit d’Ingres, que l’on continue, longtemps après sa mort, d’appeler M. Ingres, comme on dira toujours M. Thiers, parce que tous les deux avaient un aspect très bourgeois. Le sculpteur Préault, homme d’un talent fantasque, mais d’infiniment d’esprit, avait trouvé un mot double qui a fait fortune : « Monsieur Ingres est un Chinois égaré dans Athènes, et Pradier part tous les matins pour la Grèce et arrive tous les soirs au quartier Bréda. » La seconde moitié du mot est absolument