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et les recherches maladives, souffle que n’ont pu arrêter, détourner, ni perdre, tant d’influences étrangères, tant d’écueils, tant de lacunes, car ni Bonington, ni Géricault, ni Tintoret, ni Rubens, ni les autres maîtres qu’il s’est assimilés et, d’autre part, ni l’aristocratie hautaine de ses goûts et de sa tenue, ni ses préférences pour tout ce qui est mesuré, ni les poulaines, ni le pourpoint du moyen âge, ni les ardeurs d’Afrique, rien n’a empêché son génie d’être, sinon pour les principes, du moins par la passion et l’emportement de l’imagination, l’héritier tumultueux, indiscipliné, sauvage de la Révolution, à laquelle son père avait été activement mêlé. Ces élans sublimes font passer sur des défauts impardonnables ailleurs. Son Boissy d’Anglas, c’est la Révolution dans toute sa violence. Aucun tableau, dans toute l’histoire de l’art, ne lui est comparable comme évocation ; c’est la vie poussée à son paroxysme de véhémence et de confusion épique : c’est prodigieux, et c’est frappant de clarté supérieure, comme tout ce qui a été vu et rendu dans la spontanéité du génie enflammé. C’est le chef-d’œuvre des tragédies populaires.

Personne n’a plus raisonné son art que Delacroix, et personne n’a été plus inconscient. S’il avait vu clair dans son génie, il eût évité certains sujets qu’il a affectionnés, qu’il a souvent répétés, et où il perdait ses qualités principales. Il y avait chez lui contradiction entre le tempérament de l’homme et celui de l’artiste. Dans le monde, il apparaissait discret et distingué, correct, presque sans passion. De fait, il connut à peine l’amour ; ce fut un froid et prudent voluptueux. A l’atelier, au contraire, en peignant certaines toiles, il eut des fureurs de lion, des rêves sur- humains, des visions épiques où son âme vibra de l’ébranlement des catastrophes passées et, tout entières, ressenties par répercussion. Mais il n’entrevit pas la beauté de la femme, qu’il a tant et si vainement cherchée dans ses harems, où des corps mous et pléthoriques se déhanchent parmi de rances colorations. En Afrique, il n’aurait dû s’arrêter que devant les convulsionnaires ou les fantasias folles et ne pas s’attarder aux repos lascifs des oasis. Il eut l’intuition des épopées terribles et des martyrologes ; mais il s’épuisa vainement à la recherche de la majesté sereine et divine. Il resta fermé aux tendresses et aux douces extases. Il eut les âpres joies, les tressaillemens de ses créations héroïques et funèbres ; il ne connut point le bonheur intense et caline des familiers du foyer et de la nature.