Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une situation voisine de la misère. Il avait la vision du beau et cette sensibilité qui ouvre l’âme aux gaîtés et aux tristesses de la nature, de même qu’aux joies et aux douleurs humaines. Aussi, quoique s’inspirant également de l’antiquité, non toutefois de la meilleure époque, il sut donner un charme extrême à des formes un peu convenues, les animant d’un délicieux sentiment d’amour. Il eut des sourires pénétrans ; il sut exprimer l’horreur, la pitié et la dignité sévère. Il connut aussi les heures mystérieuses et l’art de vêtir ses figures d’effets puissans et prestigieux. Je n’ai pas besoin de faire remarquer combien le regard glacé d’une lune tragique exaspère l’épouvante de ce criminel au masque de Caracalla, que poursuivent la Justice et la Vengeance, et combien sa blanche caresse enveloppe tendrement le corps de la victime comme d’un pieux suaire, tandis que les déesses découpent, sur leurs ailes célestes, l’implacabilité de leurs fermes profils.

Si nous comparons cette tragédie unique dans son genre à la froideur pédante de certains Romains et Sabins si impassiblement académiques, étalés sur le mur voisin, nous aurons, en comparant aussi le sort si différent des deux peintres, un nouvel exemple de cette vérité qui montre, de tout temps, le génie sacrifié à la médiocrité habile. Cependant Prud’hon ne s’est pas non plus inspiré directement de la Révolution, de ses drames, de ses idylles inquiètes entre les émeutes sauvages ; mais il en répercuta les échos ; et cela suffit, comme pour André Chénier, à faire d’eux une éclatante exception au milieu de cette rhétorique ampoulée et déclamatoire, parfois d’un sentimentalisme outré, mais d’où la vraie flamme est absente, qui caractérise l’art et la littérature d’une des époques les plus passionnées et les plus sanglantes de l’histoire ; cet art dont nous avons signalé, en commençant, les derniers vestiges tombés dans une inanité auguste et niaise.

On reste rêveur devant le problème de cette contradiction entre un art et la nature qui l’environne et qui aurait dû l’inspirer. Presque partout, une amplification théâtrale sourde aux grands cris de nature qui, bien certainement, clamèrent dans ce milieu terriblement tourmenté, et se perdirent sans profit dans le tumulte des émeutes.

Sans doute, c’est que l’art, pour prêter aux choses sa forme durable, cette intensité synthétique qui défie le temps, a besoin de recueillement, de distance et de repos. Il lui faut le souvenir. Eux-mêmes les artistes furent trop pris dans l’action pour avoir