Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/946

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de vingt ans, par crainte de n’être plus assez jeune pour elle, se décide à épouser une aimable veuve : et bien lui en prend de choisir ce parti, car la belle veuve se trouve être l’héritière légitime des millions qu’il détient, et qui, seuls, lui permettent de se livrer à toute sorte d’expériences de philanthropie anti-socialiste. Mais, autant sont curieuses et vivantes les scènes où nous apparaissent Mrs Norham et ses admirateurs, autant le reste du roman est banal, maladroit, affecté, déplaisant. Lacy, la belle veuve, l’ingénue, aucun des caractères « sympathiques » du roman ne parvient à gagner notre sympathie : ce ne sont que de vagues ombres, et dont le vague et la médiocrité nous frappent d’autant plus que l’auteur met plus d’insistance à les ramener sous nos yeux. Sans compter qu’au défaut d’être un mauvais roman, The Individualist joint un défaut d’un genre plus spécial, et qui achève d’en rendre la lecture pénible. On a en effet l’impression, à le lire, que M. Mallock a voulu faire un «roman à thèse, «tout comme Mrs Norham et Miss Délia Dickson : et on n’arrive pas à deviner quelle peut être la thèse qu’il y a soutenue.

Personne, pourtant, n’était plus fait pour réussir dans le roman à thèse que M. Mallock, romancier par occasion, et, par métier, moraliste, un des plus personnels parmi les moralistes anglais d’aujourd’hui. C’est lui, on s’en souvient, qui a naguère formulé ce qu’on pourrait appeler « la question du siècle, » en intitulant un de ses livres la Vie vaut-elle la peine d’être vécue ! Et sans cesse depuis lors il a lutté, avec une hardiesse et une verve admirables, contre les préjugés moraux, scientifiques et sociaux de son temps. Sous une forme souvent paradoxale, ses livres, l’Égalité sociale, Aristocratie et Évolution, abondent en réflexions ingénieuses et sages[1] ; et The Individualist lui-même est rempli de réflexions de ce genre, ainsi qu’on a pu en juger par les quelques phrases que j’en ai citées. Mais ces réflexions, éparses à travers le livre, ne sauraient remplacer, pour celui-ci, la portée et la signification générales qui lui font défaut. Et l’on voit bien que Lacy ni M. Mallock ne prennent au sérieux les déclamations de Mrs Norham : mais pourquoi Lacy nous entretient de ses aventures économiques et sentimentales, pourquoi il nous force à le suivre dans les salons de Londres, dans les bals masqués, et le long du littoral de la Méditerranée, c’est ce que nous continuons à ne pas deviner.

Il n’y a pas jusqu’au titre dont le sens ne nous échappe. L’individualiste, c’est, évidemment, l’opposé du socialiste : mais est-ce que le fait

  1. Deux des ouvrages de M. Mallock : la Vie vaut-elle la peine d’être vécue ? et l’Égalité sociale, ont été traduits en français par M. Salmon Firmin-Didot).