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les individus aux prises les uns avec les autres. Les conditions, jadis presque immuables, furent bouleversées depuis la Révolution. Au lieu de demeurer chacun dans sa sphère native, les membres des diverses classes subirent une sorte de « brassage » soudain, élevant les uns, abaissant les autres, enrichissant ceux-ci, ruinant ceux-là. Des courans de toutes sortes s’établirent, qu’on a justement comparés à « une eau soumise à la chaleur » où le rapport des diverses couches est rompu : ce fut une ébullition universelle. Du même coup, toutes les ambitions ne pouvaient manquer d’être excitées : le nemo sorte sua contentus prit une réalité aiguë ; la dislocation du vieil état de choses fit rêver de bouleversemens plus grands encore. Les inconvéniens de l’ordre social devinrent de plus en plus consciens dans un pays et sous un régime où tant de voix crièrent tout haut ce qu’autrefois on pensait tout bas, ce qu’on sentait même simplement sans le formuler en pensées.

Il faut d’ailleurs reconnaître que les maux d’autrefois avaient été remplacés par d’autres. L’introduction des machines et le développement de la grande industrie, ordinairement aux mains de compagnies anonymes qui jouissaient d’un monopole de fait, changèrent les conditions des travailleurs. La Révolution ayant laissé les ouvriers isolés comme des grains de poussière, la fameuse loi de l’offre et de la demande ne put fonctionner dans sa sincérité. Enfin, l’organisation nouvelle enveloppait une profonde antinomie qui ne pouvait manquer de devenir visible avec les progrès mêmes de la science et de l’outillage industriel. D’une part, la science rendait cet outillage de moins en moins individuel, de plus en plus collectif et social, en y incorporant le travail scientifique des générations ; d’autre part, l’État ne laissait plus guère subsister en France d’autre grande association que lui-même. Il en devait résulter, finalement, la pensée de confier à l’État l’outillage social. Ainsi le socialisme naissait des excès d’un individualisme qui n’avait plus d’autre frein que l’État même.

À côté de tous les maux qui choquaient avec raison les esprits dans le nouvel état social, le bien n’existait-il pas cependant, moins visible parce qu’il se cachait davantage, moins bruyant parce qu’il agissait au lieu de parler ? La vertu fondamentale de l’ordre économique, c’est le travail, avec son complément, l’épargne. « Dans mes études d’histoire naturelle, disait cuvier, je n’ai pas trouvé une espèce, une classe, une famille qui m’enraie autant que la nombreuse