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Depuis quelque temps, Moreau venait assidûment à ses assemblées et en était en quelque sorte le héros. Dernièrement surtout, il y avait obtenu un succès si brillant qu’il n’était bruit d’autre chose dans les sociétés à la mode. On s’était porté en foule autour de lui ; les étrangers les plus distingués avaient brigué l’honneur de lui être présentés. En un mot, il avait été l’objet des hommages et de l’admiration de tous. Un triomphe si éclatant a excité l’humeur de Bonaparte, et Mme Récamier a été invitée à suspendre ses assemblées. Pour peu que Moreau continue à se montrer, il faudra bientôt fermer toutes les sociétés et même tous les théâtres.

Des renseignemens plus exacts nous ont appris que Mme Lagrange, fille de Mme Talhouët, n’était point morte comme on l’avait annoncé, et qu’elle commençait au contraire à recouvrer sa première santé. On assure que le général Lagrange lui a prodigué les soins les plus tendres pendant sa maladie. On assure encore que, pour mettre le sceau à sa réconciliation, il va divorcer avec sa première femme et que, par ce moyen, Mlle Talhouët pourra, en tout bien et tout honneur, être sa seconde.


Paris, le 22 février 1803.

La mort de Saint-Lambert a fourni, par-ci par-là, le sujet de quelques quarts d’heure de conversation. On a parlé de ses talens, de son caractère, de ses ouvrages, des anecdotes qu’a pu fournir sa longue vie. Il en a passé les deux dernières années dans une espèce de folie, pire encore pour ses amis et pour lui-même que la seconde enfance qui termine quelquefois la carrière des vieillards. L’époque de cette aliénation d’esprit remonte même un peu plus haut : il faudrait en dater le commencement de la publication de son Catéchisme. Le désir de voir cet ouvrage prôné et répandu produisit dans sa tête un premier dérangement. Il fatigua ses amis et ses amies, surtout quand il leur croyait quelque influence sur les journalistes, pour qu’ils coopérassent à sa renommée et au salut du genre humain. Il demandait sans cesse pourquoi on ne faisait pas une seconde édition de son livre, et personne n’osait lui dire que la première n’était pas encore épuisée. Cela est d’autant plus étonnant qu’autrefois il avait montré, du moins à l’extérieur, moins d’amour-propre que de modestie. Comme il traite assez mal les femmes dans son catéchisme, il en vint à imaginer que le sexe entier avait conspiré contre son